Episodes juin 2020
22 THE LAST KINGDOM avec Justine Audebrand
23 POSE avec Fabien Bièvre-Perrin
24 SHAZHRAD avec Lucie Azema
25 BABYLON 5 avec Florent Favard
26 THE WIRE avec Elsa Grassy
27 MR ROBOT avec Hugo Orain
28 1992 avec Anna Tible
29 CATCH 22 avec Hélène Solot
22 The last kingdom
Avec Justine Audebrand

Justine AUDEBRAND
Justine Audebrand est agrégée d'histoire et doctorante en histoire médiévale à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle prépare une thèse sur les relations entre frères et soeurs durant le haut Moyen Âge (650-1000), sous la direction de Geneviève Bührer-Thierry.
Résume de l'épisode 22
Synopsis
Série britannique, d’abord produite par la BBC puis par Netflix. 4 saisons [la dernière sort le 26 avril 2020, je ne suis pas sûre d’avoir le temps de la regarder avant l’enregistrement !]. Adaptée de The Saxon Stories, une série de romans de Bernard Cornwell. On suit les aventures d’Uhtred, interprété par Alexander Dreymon : Uhtred est le fils d’Uhtred de Bebbanburg, comme il se plaît à le rappeler environ 3 fois par épisode, mais il est enlevé dès le premier épisode par des Danois – comprendre ce que nous on appelle des « vikings », j’y reviendrai – et élevé par un chef danois. Celui-ci est tué au début de la saison 1 par ses ennemis et on suit donc ensuite les errances d’Uhtred dans l’Angleterre du dernier quart du ixe siècle. L’originalité du scénario tient à ce qu’il s’intéresse aussi bien aux quêtes personnelles d’Uhtred – venger son père adoptif, récupérer Bebbanburg – qu’aux luttes politiques du royaume de Wessex et au règne du roi Alfred (871-899). Les trois premières saisons couvrent tout le règne du roi Alfred, de son accession au trône à la mort de son frère à sa propre mort. Uhtred se met au service d’Alfred, pas forcément de son plein gré, et aide le souverain dans sa lutte acharnée contre les Danois, afin de construire « l’Angleterre » au-delà des frontières du royaume de Wessex (le sud de l’Angleterre actuelle). Par sa double identité, mi-danois mi-saxon, au service d’Alfred mais toujours proche de sa famille danoise, Uhtred est toujours pris entre les deux mondes et ses allégeances oscillent.
Ambiance / reconstitution
Malgré un goût certain pour l’époque viking depuis quelques années, le ixe siècle reste une période très mal connue du grand public, on a plutôt l’habitude des représentations de la fin du Moyen Âge, des châteaux-forts, des armures en plaques de métal etc. Or ce paysage n’est pas du tout celui de l’époque considérée : pas de châteaux en pierre, pas d’armures au sens où on se les imagine etc. Écueil pour les reconstitutions (un des gros problèmes de la série Vikings, où on voit des donjons en pierres complètement anachroniques !). Mais dans The Last Kingdom, et c’est à mon sens le gros point fort de la série, les reconstitutions sont très réalistes.
Par exemple, les villes fortifiées : on les appelle burhs en vieil-anglais. Pas du tout des grosses murailles de pierres mais fondations en pierres et pas mal de bois aussi → très visible dans les reconstitutions. Même chose pour les palais royaux : on est loin des Versailles, et c’est normal. Beaucoup de palais restent en bois (ainsi le palais du roi breton Peredur à la fin de la saison 1). Même chose pour les couvents, on voit bien que ça reste de petits édifices et qu’il n’y a pas de clôture stricte, ce qui est tout à fait conforme à la réalité du ixe siècle.
Même réalisme dans la reconstitution de tout ce qui touche à la guerre : les armures sont en cuir matelassé + quelques côtes de mailles. Les boucliers ronds sont assez typiques. Quelque chose qui peut surprendre le spectateur mais qui est vraiment très réaliste : la taille des armées. La plupart des combats mettent aux prises quelques dizaines de guerriers tout au plus :
Deux autres exemples de cette attention vraiment poussée pour les reconstitutions et le réalisme matériel :
Dans l’épisode 4 de la saison 2, Alfred demande à son neveu Æthelwold de se rendre dans le nord pour le représenter et lui remet un petit objet qui doit apparaître comme un signe de sa royauté. On ne voit l’objet qu’une poignée de secondes à l’écran. Or il ressemble tout à fait à ce que les historiens appellent le « joyau d’Alfred », un petit objet à la fonction mal identifiée qui aurait appartenu au roi Alfred si on en croit l’inscription sur son pourtour. Attention donc vraiment poussée pour la réalité matérielle de l’époque, y compris dans des détails quasiment invisibles. Dans le même épisode on voit un jeu qui ressemble à des échecs, avec des pièces tout à fait réalistes pour l’époque.
Les manuscrits. Dans les 3 premières saisons, mais surtout à la fin de la troisième, on voit les manuscrits d’une chronique rédigée sous l’égide d’Alfred, avec plusieurs gros plans sur des passages → reconstitution de l’écriture, même si textes en latin alors que cette chronique est en vieil-anglais. Cette chronique = la Chronique anglo-saxonne, la principale source pour la période, rédigée à partir du règne d’Alfred, relate notamment ses victoires contre les Danois ; puis continuée sous les rois suivants. Nombreuses mentions de cette chronique → les scénaristes ont lu les sources et ça se voit !
Réalisme aussi visible dans le vocabulaire employé : les aristocrates sont appelés ealdormen, qui est le nom des comtes/ducs en vieil-anglais ; dans la saison 3, Edouard, le fils du roi Alfred, est appelé ætheling = le titre qu’on donne aux fils de rois et qui désigne les hommes qui peuvent prétendre au trône.
Enfin, réalisme dans les corps : on voit de nombreux guerriers avec des cicatrices, même Uhtred en a de plus en plus au fur et à mesure des saisons → intéressant dans l’attention portée aux corps, je trouve qu’on ne voit pas assez cela dans les séries historiques (d’habitude les guerriers guérissent vite et ne gardent jamais aucune trace de leurs combats…). Æthelwold aveuglé dans l’épisode 7 de la saison 3 : même si pas forcément très attesté en Angleterre – et pas du tout pour Æthelwold –, châtiment assez typique du ixe siècle pour les princes rebelles (plutôt pour les Carolingiens).
Construction de l’Angleterre
Pour les Anglo-Saxons, le règne d’Alfred est un règne fondateur et mythifié, un peu comme Clovis pour nous. Vu comme le début de l’Angleterre. Avant cette période, plusieurs royaumes en Angleterre, dont les principaux au ixe siècle sont la Northumbrie (au nord de la rivière Humber, d’où son nom), la Mercie au centre et le Wessex au sud. Northumbrie autour d’York = très soumise aux attaques des vikings au ixe siècle, au point qu’après la bataille d’Ethandun ou Edington, en 878 – bataille qui clôt la saison 1, grande victoire d’Alfred – est créé ce qu’on appelle le Danelaw = littéralement, « pays de la loi danoise », région gouvernée par des dirigeants vikings donc, mais jamais unifiée
Restent donc deux royaumes dirigés par des Anglo-Saxons, le Wessex et la Mercie. La Mercie a un statut assez peu clair : c’est un royaume au milieu du ixe siècle mais on ne sait pas trop si c’est un royaume indépendant ou une région annexée au Wessex sous le règne d’Alfred, ce que traduit tout à fait le personnage parfaitement détestable d’Æthelred qui veut être roi mais qui reste sous le joug d’Alfred.
Et donc, le Wessex, dirigé par Alfred. Tout au long des 3 saisons, Alfred veut « unifier l’Angleterre » = vision un peu anachronique, en fait Alfred veut surtout protéger le Wessex des attaques vikings. Son fils réunit Wessex et Mercie et c’est seulement son petit-fils qui unifie tous les anciens royaumes anglo-saxons en un seul. Alfred n’a jamais vraiment « rêvé de l’Angleterre » et ses guerres sont surtout défensives, ce que la série rend d’ailleurs tout à fait : il ne va jamais lui-même chercher à étendre les frontières du Wessex, il réagit juste aux attaques des Danois.
Dans l’ensemble, l’historique des batailles d’Alfred et la chronique de son règne qui en est faite dans les 3 premières saisons = histoire politique très bien documenté, comme déjà dit les scénaristes utilisent les sources produites sous le règne d’Alfred pour reconstituer ses faits et gestes, y compris dans des détails parfois minimes (fin saison 1, quand Alfred se cache dans les marais, à un moment il laisse brûler des gâteaux → légende médiévale qu’on trouve dans les Annales de Saint-Neot, sorte de clin d’œil !). La liste des batailles contre les Danois = Nottingham au début de la saison 1 en 868, Ethandun à la fin de la même saison, 878, reprise de Londres par Alfred en 885, Farnham en 892, bataille de Beamfleot/Benfleet en 894… La chronologie est tout à fait juste, comme un certain nombre de personnages historiques (même si beaucoup sont inventés aussi chez les vikings).
Quelques libertés historiques mais qui marchent bien : Æthelwold. Fils du roi Æthelred, le frère aîné d’Alfred, qui meurt au début de la saison 1. Les trois premières saisons sont marquées par l’antagonisme de plus en plus fort entre Æthelwold et son oncle Alfred, qu’il accuse de lui avoir volé le trône. En réalité, Alfred succède à son frère en vertu d’un accord entre eux, sans doute parce qu’Æthelwold est un bébé (or contexte d’attaques danoises → on a besoin d’un chef de guerre) + parce que coutume propre à l’Angleterre qui favorise souvent les frères des rois plutôt que leurs fils. Mais cette coutume favorise des troubles : les fils lésés se révoltent en effet souvent + Æthelwold se révolte en réalité seulement à la mort d’Alfred, contre Edouard (ce qu’on voit à la fin de la saison 3). Donc liberté de placer ses révoltes du vivant d’Alfred et d’en faire un adulte incapable, mais finalement ça marche assez bien et révèle une réalité toute médiévale, celle de l’opposition courante entre le neveu et son oncle paternel pour le trône.
Commenter éventuellement le personnage d’Alfred dépeint comme manipulateur et ambigu → ça marche bien ! Colle aux sources pour sa maladie de ventre à laquelle il fait tout le temps allusion → roi souffrant dans les sources, épreuve voulue par Dieu.
Relations entre les « vikings » et les « Saxons »
Comme dans le reste, la série s’efforce d’être assez vraisemblable tout en répondant aux attentes du public. Le terme de « viking » est très peu employé (sauf épisode 1, saison 1, pour familiariser les spectateurs sans doute), tout le monde parle de « Danois » → correspond aux mentalités médiévales, dans les sources on trouve soit Danois soit Normands (Northmen, hommes du nord, qui donnera son nom à la Normandie) → ça ne veut pas dire que tous ces hommes viennent du Danemark, qui n’existe pas en tant que tel à l’époque, c’est un terme générique pour désigner la Scandinavie. Les Danois installés en Angleterre viennent principalement du Danemark actuel et du sud de la Norvège, mais beaucoup ont déjà transité par le continent ou par l’Irlande. « Vikings » = terme peu employé au Moyen Âge, n’est pas le nom d’un peuple mais désigne celui qui participe à une expédition maritime pour s’enrichir → pirates et pillards, mais aussi (surtout ?) marchands. Le terme de vikings est donc un terme utilisé par les historiens par convention pour désigner les populations scandinaves qui entrent en contact violents ou non avec l’Europe de l’Ouest entre le ixe et le xie siècle, mais ce n’est pas un terme qu’on trouve vraiment dans les sources.
De l’autre côté, on a donc les « Saxons », qu’on appelle en réalité plutôt Anglo-Saxons = descendants des populations germaniques qui se seraient implantées en Angleterre au cours du ve siècle, à la fin de l’Empire romain. Ces populations prennent le pouvoir et fondent différents royaumes, mis à mal donc par les attaques vikings à partir du ixe siècle.
Points positifs : la série montre que des passerelles sont possibles entre les deux peuples, notamment avec Uhtred → les identités médiévales ne sont pas figées. Des conversions sont possibles (Guthrum après la bataille d’Ethandun = fait historiquement avéré, mais aussi Thyra quand elle se marie avec Beocca) et chaque peuple est curieux de l’autre : Alfred, malgré son mépris affiché pour les vikings, essaie de les comprendre (saison 1, épisode 3), le roi Guthrum est curieux des croyances chrétiennes dans la saison 1, y compris quand il fait tuer le roi d’East-Anglia Edmond (martyre décrit dans une Vie de la fin du xe siècle, dépeint comme un saint refusant de renier le christianisme et tué pour cela par les vikings).
Guthred (saison 2) est aussi un personnage qui oscille entre christianisme et paganisme. Là aussi, la source est un texte du xe siècle, un peu légendaire mais sans doute appuyé sur des faits historiques : Guthred est païen, c’est un homme d’ascendance viking, mais il est désigné roi à l’instigation de l’abbé Eadred et prête serment sur les reliques de saint Cuthbert, dans un épisode assez incroyable qui montre l’exhumation du corps de Cuthbert, un saint très important du viie siècle → cette exhumation, qui nous paraît un peu dégoûtante, est tout à fait représentative des mentalités médiévales et de la manière dont on conçoit les reliques des saints chrétiens. En outre Guthred, qui affirme qu’il va se convertir, règne à la fois sur des Danois et sur des Saxons → à la fin du ixe siècle, les populations « indigènes » reconnaissent des souverains d’origine danoise.
Mais les Danois restent quand même dépeints comme des espèces de sauvages assoiffés de sang la plupart du temps (à l’exception des personnages positifs = la famille d’Uhtred). C’est visible aussi dans leurs pratiques religieuses, décrites comme violentes, notamment dans la saison 3 avec la sorcière Skade → caricatural. Vision des Danois qui est celle des sources chrétiennes, écrites par des prêtres ou des moines = une vision exagérée qui en fait des sauvages. Croyance principale des Danois dans la série = le Valhalla où iraient les guerriers morts → un peu simpliste. En fait opposition religieuse qui est une construction des sources chrétiennes sans doute exagérée, et comme déjà dit les scénaristes suivent vraiment de près les sources chrétiennes, y compris dans ce qu’elles ont d’exagéré. Et noter que l’opposition n’est pas tant ethnique (les Danois sont des barbares parce que ce sont des Danois) que religieuse (les Danois sont des barbares parce qu’ils ne sont pas chrétiens).
On voit aussi, à côté des Saxons et des Danois, des « Bretons », en particulier dans la saison 1, avec le roi en Cornouailles. Ces Bretons/Britons seraient – c’est la croyance médiévale mais très difficile de le savoir en réalité – les descendants des habitants antiques de l’île. Ils sont montrés comme des pouilleux à moitié païens et polygames : correspond à la vision que les sources médiévales ont d’eux ! Par exemple, Ermold le Noir, un historien franc du ixe siècle décrit les Bretons (ceux de Bretagne française) comme des sauvages à peine christianisés qui ont des mœurs sexuelles horribles → c’est ce qu’on voit ici. Avec un clin d’œil : le moine Asser, qui se rend à la cour du roi Alfred dans la saison 1 → Asser est le biographe du roi Alfred, celui qui a écrit sa Vie, une des principales sources, avec la Chronique anglo-saxonne, sur le règne d’Alfred.
Femmes
Là où on s’éloigne le plus de la réalité historique, mais normal on s’adresse à un public contemporain + beaucoup de choses à commenter quand même.
Les guerrières vikings. On voit Brida, amante d’Uhtred puis compagne de son frère Ragnar, combattre et mener des hommes au combat sans que cela ne pose de problème aux autres combattants vikings. Gros débats sur le sujet chez les historiens : pendant longtemps, on a cru que ces guerrières vikings n’étaient qu’un mythe (les Walkyries), mais des analyses archéologiques récentes montrent que des femmes ont été enterrées avec des épées (avant, on pensait qu’épées dans une tombe = homme, mais les analyses ADN ont montré que pas toujours !). Cependant, être enterrée avec une épée ne veut pas forcément dire qu’on a combattu. Histoire du genre en plein renouvellement sur ces questions, il semble bien qu’il y ait eu des femmes guerrières chez les vikings, et pas seulement dans la littérature et les mythes → la figure de Brida est relativement crédible, d’autant qu’elle est seule → il n’y avait pas des escadrons de guerrières vikings, ça c’est sûr, mais peut-être bien des guerrières.
Pose la question des autres femmes que l’on voit combattre, Hild et Æthelflæd. Hild = nonne qui sort un temps du monastère pour combattre après avoir été violée par des vikings → assez irréaliste. Les nonnes de cette époque n’étaient pas totalement prisonnières des monastères comme plus tard, elles peuvent en partie sortir et restent mêlées au monde, mais idée qu’elles combattent = non. Par ailleurs Hild n’est jamais voilée alors que les nonnes – et les autres femmes aussi en réalité – le sont. Représentation assez fantaisiste donc, plus proche de nos conceptions.
En revanche, l’autre perso féminin sur lequel on peut s’attarder dans cette optique = Æthelflæd, la fille du roi Alfred qu’on voit à partir de la saison 2. Éléments totalement farfelus = sa capture et son aventure avec un chef danois, liberté historique classique, l’amour impossible entre l’otage et son ravisseur. En revanche, Æthelflæd = figure historique tout à fait particulière parce que c’est une femme qui a eu un rôle politique important, tout d’abord aux côtés de son époux Æthelred (là aussi, l’inimitié entre les deux est une liberté de la fiction) puis seule, après la mort de son mari → elle mène des troupes au combat, elle fait ériger des fortifications, et on l’appelle « la dame des Merciens », titre auquel il est déjà fait allusion dans la saison 3.
Autre femme au rôle politique : la mère d’Æthelflæd et épouse d’Alfred, Ealswith. Personnage assez effacé dans les sources, car les reines de Wessex ne sont pas très puissantes à cette époque. Mais son rôle de conseillère de l’ombre de son mari, et sa tentative d’influencer la politique de son fils au moment de la mort de son mari = tout à fait conforme à ce qu’on attend d’une reine de cette époque. Le couple qu’elle forme avec Alfred est tout à fait crédible, elle n’a pas vraiment de rôle public mais un rôle de soutien et de conseil.
Plus caricatural : les différentes amantes et épouses d’Uhtred. [à commenter éventuellement : le lien de Mildrith et de Gisela à leur famille d’origine, entre protection et conflits]
Du coup, pour la représentation des femmes anglo-saxonnes, les personnages historiques (Ealswith et sa fille) = description assez fidèle, les personnages inventées = fantaisistes mais collent à nos goûts à nous.
→ Bien sûr des libertés historiques (c’est une fiction, pas un documentaire), mais des reconstitutions fouillées et un vrai effort de lecture et de compréhension des sources qui rendent ces libertés finalement vraisemblables ou du moins, acceptables. La connaissance fine des sources permet de jouer habilement de leurs silences : cf. la fin de la saison 3, quand Alfred dit qu’Uhtred n’est nulle part dans la Chronique anglo-saxonne, ce qui est vrai, et tout le discours d’Alfred sur le fait que ces sources sont construites de manière partisane pour ne relater que des succès.
- Bibliographie sélective :
Abels Richard, Alfred the Great: war, kingship, and culture in Anglo-Saxon England, Londres, Routledge, 2013 (1ère édition 1998).
Asser, Histoire du roi Alfred, édition et traduction Alban Gautier, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
Bauduin Pierre, Histoire des vikings. Des invasions à la diaspora, Paris, Tallandier, 2019.
GAUTIER Alban, « La voie du Nord. Les mondes nordiques comme terrain de rencontre et de circulation des idées religieuses dans les siècles centraux du Moyen Âge », in SHMESP (dir.), Histoire monde, jeux d’échelles et espaces connectés. 47e Congrès de la SHMESP (Arras, 26-29 mai 2017), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, p. 81-93.
Haywood John, Atlas des Vikings (789-1100), Paris, Autrement, 2005.
Hill David, An Atlas of Anglo-Saxon England, Oxford, Blackwell, 2002 (1ère édition 1981).
LAVELLE Ryan, « Campagnes et stratégies des armées anglo-saxonnes pendant l’époque viking », Médiévales. Langues, Textes, Histoire, 63, 2012, p. 123-144 [en ligne].
LAVELLE Ryan et ROFFEY Simon (dir.), Danes in Wessex : the Scandinavian impact on southern England, c. 800-c. 1100, Oxford, Oxbow Books, 2016.
Lebecq Stéphane, « Entre Scandinavie et continent, les îles sous influence (fin viiie – début xie siècle) », in Stéphane Lebecq, Fabrice BENSIMON, Frédérique LACHAUD, François-Joseph RUGGIU, Histoire des îles britanniques, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 123-170.
Les vikings, une saga européenne, dossier dans L’Histoire, 442, 2017.
23 POSE
Avec Fabien Bièvre-Perrin

Fabien BIEVRE-PERRIN
Fabien Bièvre-Perrin est actuellement post-doctorant au Centre Jean Bérard de Naples. Dans le cadre d’un financement européen Marie Curie, il travaille avec son projet Feminicon sur l’iconographie féminine en Grande Grèce, de la période archaïque à la conquête romaine au IIIe siècle avant J-C.
Après avoir soutenu une thèse d’archéologie grecque en 2015 sur les monuments funéraires en Italie du sud, il a débuté ses recherches sur la présence de l’Antiquité dans la culture populaire avec son projet Antiquipop puis dans le cadre d’un contrat post-doctoral au LabexMed, à Aix-en-Provence, sur les usages de l’Antiquité grecque dans la politique locale et nationale italienne.
Résumé de l'épisode 23
Présentation de la série Pose
Dans cet épisode d'Histoire en séries, nous nous intéressons à la série américaine Pose, aux années 1980 qu'elle met en scène, ainsi qu'à ses rapports avec… l'Antiquité. En effet, des tenues aux surnoms des personnages en passant par des mises en scène très politique, la culture classique et l’Antiquité égyptienne irriguent la série de Ryan Murphy, Brad Falchuk, Steven Canals et Janet Mock.
La série Pose est diffusée depuis juin 2018 sur la chaîne FX et deux saisons sont d'ores et déjà disponibles. On y suit plusieurs récits qui s'entrelacent autour du personnage de Blanca Rodriguez, une femme trans jouée par l’actrice Mj Rodriguez. Au début de la série, l'héroine quitte la maison Abundance dirigée par la tyrannique Elektra afin de fonder la sienne, la maison Evangelista. Il faut en effet savoir que la scène LGBT latino-américaine des années 1980 dont nous allons parler est structurée autour de ce que l’on appelle des maisons. House en anglais. Il s’agit d’un système d’entraide au sein duquel la communauté LGBT recompose des familles alternatives et sécurisantes, fuyant en général des foyers moins hospitaliers. Chaque maison est dirigée par une mère ou un père qui accueille, aide et protège ses enfants.
Le but de Blanca quand elle crée sa maison, c’est à la fois de pouvoir aider les membres de sa communauté et de concourir à des balls. En effet, les maisons s’affrontent au cours de soirées où s’enchaînent des épreuves : un jury évalue les participants en direct sur la danse, les costumes et même l’attitude. La série montre l’émergence de cette scène et de ses codes, on voit ainsi de nouvelles épreuves apparaître et le voguing s’épanouir. La mise en scène de soi est capitale dans ces soirées : selon les catégories, les participants se déguisent, se travestissent, surjouent la masculinité ou au contraire la féminité. Dans tous les cas, l’hétérosexualité et les codes de la « haute culture » sont parodiés et mis en scène. C'est dans ce cadre notamment que l'Antiquité classique joue un rôle dans la série, puisqu'elle est vue comme une marque importante de la culture blanche dominante. La référence à l'Antiquité dans Pose est cependant bien plus complexe, puisque l'Antiquité égyptienne est également citée à maintes reprises, avec des implications bien différentes, en lien avec l’afro-centrisme.
Comme le montre bien la scène d’introduction de la série, tournée dans un musée, la mise en scène de l’Antiquité dansPose est politique, consciente et maitrisée. Entre discours critique, parodie et récit identitaire, elle est un ingrédient important du scénario et de la construction des personnages.
- Bibliographie Indicative :
Fabien Bièvre-Perrin, « The category is… classical realness | Pose », Antiquipop, Lyon, 28/07/2019. En ligne : https://antiquipop.hypotheses.org/7093.
Tiphaine Bressin et Jérémy Patinier, Strike a pose. Histoire(s) du voguing, Paris, 2012 [lire un compte rendu : https://journals.openedition.org/gss/2771].
Manuel Charpy, « Voguing ou les normes excédées », Modes pratiques. Revue d’histoire du vêtement et de la mode 1, 2015, p. 286-307. En ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02103972/document
Gabrielle Culand, Paris is voguing [documentaire], 2016. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=xf6Cn2y2xEc
Philippe Jockey, Le mythe de la Grèce blanche. Histoire d’un rêve occidental, Paris, 2013.
Jennie Livingston, Paris is burning [documentaire], 1990.
Marie Mougin, « Le "voguing" : de la communauté noire LGBT à Madonna... Histoire d’un mouvement », France Inter, 10 septembre 2018. En ligne : https://www.franceinter.fr/culture/le-voguing-de-la-communaute-noire-lgbt-a-madonna-histoire-d-un-mouvement
24 SHAHZRAD
avec Lucie Azéma

Lucie AZEMA
Lucie Azéma est autrice et rédactrice indépendante. Elle écrit pour divers journaux et magazines, dont Courrier international. Elle s'est installée à Téhéran en 2017 et vit aujourd’hui entre Téhéran, Istanbul et la France.
Résumé de l'épisode 24
Présentation de la série :
Série romantique et dramatique créée en 2015
Acteurs principaux : Taraneh Alidoosti et Shahab Hosseini (tous deux très populaires en Iran, et découverts par le public français dans le film « Le Client » de Asghar Farhadi)
Présentation rapide du synopsis
Une série qui se déroule à l’époque du Shah :
La série s’ouvre sur le coup d’Etat contre Mossadegh en 1953. Ce coup d’Etat va avoir une influence sur tout le reste des péripéties (j’éviterai tout de même les spoilers trop importants ici).
La série récréer la vie avant la Révolution de 1979 (la question des costumes féminins est intéressante : comment se débrouiller pour montrer des femmes non voilées pour correspondre à l’époque mais… tout en les voilant, puisque c’est obligatoire dans le contexte actuel)
Un drame romantique / familial : la série offre une vision de la société iranienne dans les années 50 (relations familiales, mariages arrangés, la question de la stérilité, etc.)
Le café Naderi est un lieu essentiel de la série. Ce café est très célèbre en Iran, c’est l’un des plus anciens de Téhéran, il a eu un rôle important dans l’histoire intellectuelle et artistique iranienne.
Le succès de la série en Iran :
En termes financiers, pour une série, c’est l’une des plus grosses productions qui n’ait jamais existée en Iran.
Succès énorme dans le pays (omniprésence des affiches dans Téhéran au moment de la sortie d’une nouvelle saison ; vente du collier « oiseau » que possède l’héroïne Shahrzad et qui a une importance dans l’histoire, etc.)
La question de la censure
Bibliographie indicative :
« La chute de Mosadegh », Ali Rahnema
« Iran, une histoire de 4000 ans », Yves Bomati, Houchang Nahavandi
« Debout sur la terre », Nahal Tajadod
« Je vous écris de Téhéran », Delphine Minoui
« Vivre et mentir à Téhéran », Ramita Navai
« La chouette aveugle », Sadegh Hedayat
« Boussole », Mathias Renard
25 Babylon 5
Avec Florent Favard

Florent FAVARD
Maître de Conférences en Théorie et Pratique du Cinéma, de l’Audiovisuel et du Transmédia à l’IECA de Nancy (Université de Lorraine), Florent Favard travaille plus spécifiquement sur la complexité narrative des séries télévisées de science-fiction contemporaines et sur les genres de l’imaginaire, dans une perspective narratologique transmédiale et contextualiste. Il a notamment publié Écrire une série TV aux PUFR (2019) et Le Récit dans les séries de science-fiction chez Armand Colin (2018).
Résumé de l'épisode 25
1/ Présentation de la série
> Synopsis
> Contexte de production mouvementé (notamment le changement de chaîne en catastrophe)
> Qui est J. M. Straczynski ? (rapide présentation)
> Influences et héritage, position dans l'histoire des séries de SF (effet d'annonce, car on y reviendra au fil de l'intervention)
2/ De nombreuses références à l'Histoire
> Un focus sur des références aux conflits impliquant les intérêts européens et américains
> Usage des médias : comment parler de la médiatisation de la guerre tout en faisant des économies sur le budget... (pourquoi montrer des batailles spatiales coûteuses quand on peut faire de leur mise en récit plus ou moins problématique par les journalistes le coeur du propos ?)
3/ Chroniques cycliques
> Influence de la fantasy, la série est racontée comme les chroniques d'une guerre passée alors qu'elle se déroule dans le futur
> Fortes dimension cyclique qui préfigure Battlestar Galactica par exemple : cycle infini de violence, parfois tragique et désespérant...
4/ Importance de la mémoire et du devoir de mémoire
> Oublier son histoire, c'est prendre le risque de la répéter : le credo de la série
> Omniprésence des témoignages et de l'analyse des archives
5/ Qui fait l'Histoire ?
> Le discours parfois ambigu de la série : est-ce l'individu ou la société ? Les protagonistes sont censés incarner un idéal, mais leurs intérêts personnels et politiques sont remis en question
> Utilités et danger du mythe, du héros (notamment au travers d'un épisode-clé de la série offrant un point de vue encore plus lointain dans l'avenir sur ces événements)
6/ La série parle-t-elle d'Histoire ou d'histoire ?
> Ambivalence entre les notions de "petite et de grande Histoire"
> Prévoir le déroulement du récit, s'ouvrir à l'improvisation
> Retour sur l'héritage de Babylon 5
Bibliographie indicative :
ACHOUCHE Mehdi, « De Babylon 5 à Galactica : la nouvelle science-fiction télévisuelle et l’effet réalité », TV/Series, n° 1, juin 2012, p. 311-328
BESSON Anne, D’Asimov à Tolkien : Cycles et séries dans la littérature de genre, Paris, CNRS-Editions, 2004
JAMES Edward, MENDLESOHN, Farah (éd.), The Parliament of Dreams: Conferring on Babylon 5, Reading, Science Fiction Foundation, 1998
JOHNSON-SMITH Jan, American science fiction TV: Star Trek, Stargate and beyond, Londres, New York, I.B. Tauris, 2004
KUPPERS Petra, « Quality Science Fiction: Babylon 5’s Metatextual Universe », in Cult Television, éd. Sarah Gwellian-Jones et Roberta E. Pearson, Londres, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2004, p. 45-59
LANCASTER Kurt, Interacting with Babylon 5: Fan performances in a media universe, Austin, University of Texas Press, 2001
LANE Andy, The Babylon File, Londres, Virgin Publishing, 1997
VINT Sherryl, « Our First, Best Hope for Mature Science Fiction Television », in The Essential Science Fiction Television Reader, éd. J. P. Telotte, Lexington, University Press of Kentucky, 2008, p. 247-265
26 THE WIRE
Avec Elsa Grassy

Elsa GRASSY
Elsa Grassy est maîtresse de conférence en civilisation américaine à l’université de Strasbourg. Elle est spécialiste de culture populaire, et particulièrement de musique populaire – elle est l’auteur d’une thèse sur l’imaginaire géographique des musiques populaires américaines, qui a donné lieu à des articles, dont un, « Tradition Can be a Verb », sur la Nouvelle-Orléans post-Katrina, la même qui a inspiré David Simon pour Trêmé. Elle s’intéresse à la dimension politique de la culture populaire et a publié un ouvrage avec Jedediah Sklower, Politiques des musiques populaires au XXIe siècle, aux éditions Mélanie Séteun. Il y a deux ans elle a dirigé un numéro de la revue Etudes Anglaises sur le rock des années 1970, et depuis quelques temps, elle s’intéresse aux instances de légitimation des musiques américaines, notamment en relation avec la construction de l’identité nationale aux Etats-Unis.
Elsa Grassy est aussi présidente de la branche francophone d’Europe de l’IASPM (International Association for the Study of Popular Music).
Résumé de l'épisode 26
Présentation
The Wire (Sur écoute en français) est une série dont les 5 saisons ont été diffusées de 2002 à 2008 sur HBO, une chaîne américaine qui s’est d’abord démarquée des autres pour les risques qu’elle prenait dans sa programmation. David Simon, un des co-créateurs de la série, a dit que si HBO n’avait pas existé, The Wire n’aurait pas pu voir le jour. A l’époque, HBO était connue pour Oz (1999-2003), Sex and the City (1998-2004), et les Sopranos (1999-2007), des séries qui allaient au-delà de ce que toutes les autres se permettaient en matière de sexe et de violence (par exemple, on peut penser à Californication ou True Blood), mais aussi, une chaine avec des ambitions intellectuelles, qui tentait d’attirer à la télé des publics exigeants. Sa devise était : « It’s not TV, it’s HBO » (« Ce n’est pas de la télé, c’est HBO »).
Aussi, même si au premier abord, The Wire peut paraître n’être qu’une série policière, qui suit le jeu du chat et de la souris auquel se livrent la police contre les dealers, il n’en est rien. Certes, son titre se réfère au système d'écoutes téléphoniques (wiretap) mis en place par une unité spéciale dans le but de faire tomber les dealers du quartier Ouest dans la première saison, et on peut dire que les enquêtes constituent la trame narrative principale, les personnages qui reviennent le plus sont les inspecteurs et les dealers : McNulty, the Bunk, Cedric Daniels, Kima, Rhonda Pearlman, Avon Barksdale, Stringer Bell, et Omar le braqueur. Mais on est loin des ressorts habituels des séries du type cop show – d’ailleurs David Simon l’a dit et répété : ce n’est pas une série policière.
Ce que The Wire effectue, c’est un peu un épuisement d’un lieu américain : la ville de Baltimore. Une série-ville. Ca pourrait s’appeler Baltimore. Déplier la ville, pop-up book. Ou plutôt, démêler la pelote de laine. Comme une reconstitution de celle-ci, à partir de ses institutions, et surtout des règles qui régissent chacune d’entre elles : on part du trafic de drogue dans le quartier du Westside dans la saison 1, une saison sur la rue, pour passer au port dans la saison 2, avec les dockers ; la saison 3, sur la mairie, s’intéresse au politique, puis la 4 à l’école et enfin la 5, à la presse. Ce qui est important de dire, c’est qu’il ne s’agit pas de coups de projecteurs successifs, mais bien plutôt de couches superposées qui sont autant de strates de compréhension – un peu comme une mélodie qui commence par un instrument en solo et finit avec tout un orchestre symphonique. En la revoyant, j’ai été étonnée de voir à quel point tout était imbriqué dès le début : le jeu des politiques, les médias, l’école…
C’est une série très ambitieuse, du point de vue narratif, on la compare à l’œuvre de Balzac pour Paris ou Dickens pour Londres, avec une multitude de personnages et d’arcs narratifs, mais aussi parce qu’au-delà d’une plongée dans Baltimore, la ville sert de méditation sur les villes post-industrielles, post-fordiennes américaines de la fin du 20e et du début du 21e siècle. Pour situer un peu The Wire dans le temps, c’est une série des années Bush, presque strictement puisqu’elle commence en juin 2002, un peu plus d’un an après le début du mandat de George W. Bush, et fini en 2008, un peu avant l’élection d’Obama. Juin 2002, c’est aussi neuf mois après le 11 septembre, et on a pas mal de signes de ce contexte dès la première saison, avec des remarques sur le fait que le FBI n’a de crédits que pour la lutte anti-terroriste et la corruption, et à cause de cela, c’est dès le début une série qui s’intéresse aux oubliés de l’Amérique, et à ses failles. Qu’est-ce qui se passe aux Etats-Unis pendant que le gouvernement joue les super-héros et fait des démonstrations de force au Moyen-Orient, accompagnées par la rhétorique triomphaliste qu’on sait ? C’est important de rappeler cela parce qu’elle n’est devenue culte qu’a posteriori, grâce à un bouche à oreille tardif, qui fait que même si en France, elle a été diffusée plus tard, on n’a pas été vraiment en décalage. La série a commencé à être diffusée sur Canal Jimmy en 2004, puis sur Orange Cinéchoc à partir de fin 2008 et enfin sur France Ô à partir de 2010 – le plein succès est venu entre 2011 et 2012 – et à ce moment-là, en France et aux Etats-Unis, c’est pour beaucoup de personnes la meilleure série au monde, ce qui n’était pas gagné du tout.
Le ton était résolument sobre, on était loin des cliffhangers et de l’adrénaline traditionnelle des cop show, les critiques étaient plus que tiède, même si les créateurs avaient soin de ne pas envoyer seulement le pilote mais les 5 premiers épisodes de la première saison aux médias. Aussi le public reste longtemps extrêmement modeste – on parle de 2 millions de téléspectateurs par épisode, alors que les Sopranos en faisaient pas loin de 20 et qu’à la fin de sa diffusion, le monstre Game of Thrones en était à 40 millions. A peine trois Emmy Awards, rien pour les acteurs.
Aujourd’hui, il me semble qu’elle a perdu de la visibilité, un peu en raison de son ancienneté, un peu parce qu’elle ne correspond pas aux codes des séries Netflix, qui sont des séries « épisodiques » selon l’expression de Jason Mitchell, où les épisodes sont « bouclés », alors que The Wire illustre la notion de « complexité narrative » des séries « feuilletonnantes ». C’est peut-être aussi simplement parce qu’elle n’est pas sur Netflix ? Certains disent d’ailleurs que ce n’est pas une série, mais plutôt un film de 60h – d’ailleurs, David Simon l’avait présentée à HBO comme un « roman visuel », parce que c’est le temps long qui prédomine. Les épisodes font 58 minutes, et il n’y a pas de héros (une chorale de personnages qui sont tous des anti-héros). Mais c’est exactement la raison pour laquelle elle est unique et est devenue culte : l’architecture générale du projet, gigantesque puzzle où toutes les pièces sont importantes (c’est une phrase d’un de ses personnages, Lester Freamon – « all the pièces matter »), demande un engagement du spectateur sur le temps long - il faut mériter The Wire. Quand il lui a dit que ce n’est pas une série facile d’approche, David Simon a déclaré à Nick Hornby “Fuck the average viewer” (« j’emmerde le téléspectateur moyen »). C’est assez savoureux parce que cette attitude répond au combat perpétuel des policiers de la série pour faire bien leur travail, « police work », qui est aussi le combat des profs dans la saison 4 et celui des journalistes dans la 5e – monde que Simon connaît bien et qu’il a voulu fuir précisément parce qu’il n’arrivait plus à faire du bon boulot.
Une série des codes, mais qui échappe à tous les codes. Mais au-delà de cela, elle mérite l’attention par son statut qui reflète une tension entre télévision, cinéma, journalisme, sociologie et même littérature. On a pu dire qu’elle était un roman visuel, un traité, une étude sociologique, un tract politique, une épopée…
Du réalisme à la sociologie
Le réalisme de the Wire : De la loupe à la lorgnette
Une série sur Baltimore, oui, mais sur Baltimore comme écosystème et comme laboratoire social, mise en scène pour provoquer la réflexion, et, mais cela fait davantage l’objet de débats, l’action.
Le réalisme de The Wire est ancré dans le vécu de ses créateurs, Ed Burns et David Simon – qui sont-ils, qu’ont-ils fait d’autre ?
La première raison qui fait de The Wire une série à part est qu'elle n'émane pas de gens de télévision. La série est née de l’imagination de David Simon, un ancien journaliste du Baltimore Sun qui couvrait les affaires policières (1982-1995), et de Ed Burns, ancien marine et policier qui s’est reconverti en enseignant, comme Prez dans la série. Ce qu’il fait qu’ils ont vécu pendant des années en contact direct avec la réalité de l'activité policière de la ville de Baltimore qu’ils décrivent dans la série. Ce vécu explique deux choses : la dimension réaliste de la série, et la colère et la frustration qui s’en dégagent. Simon a décidé de quitter le Baltimore Sun parce qu’après le rachat par une multinationale, la ligne éditoriale change, tout d’un coup il ne peut plus faire du vrai journalisme, parce qu’il faut vendre, garder sa place en publiant des articles sensationnels, en chassant les prix. Ed Burns s’est lui aussi reconverti, mais pas pour les même raisons : c’est à la retraite qu’il devient prof dans le secondaire parce qu’il y a un manque cruel d’enseignants dans les écoles des quartiers défavorisés. Quand il en parle, il compare cette expérience à la guerre du Vietnam… Cela dit, il était aussi pendant ses années à la police très frustré devant la part que prenait la bureaucracie.
Simon et Burns ont d’abord travaillé ensemble sur un livre, The Corner (1997), qui a été adapté sous forme de mini-série pour HBO en 2000. Ce n’était pas une première pour Simon qui avait déjà écrit Homicide (1991), tiré de son expérience d'une année passée à observer une unité de la brigade criminelle de Baltimore, et qui avait été adapté en série par Tom Fontana et Barry Levinson sur NBC de 1993 à 1999. Aussi quand il arrive à HBO en 2000, il a déjà une bonne expérience puisque pour Homicide il a été d’abord comme consultant, puis scénariste et producteur.
The Wire vient donc d’une double frustration – pour Burns, ne pas pouvoir assez agir, pour Simon, ne pas pouvoir assez bien décrire. Logiquement, la série va prendre le temps de décrire…
…Baltimore à la loupe: Marques de réalisme.
Ce n’est pas un documentaire – c’est important de le dire – le réalisme est une vraisemblance, ce ne sont pas les faits qui importent, mais les mécanismes qui les produisent. Malgré tout, il y a une grande proximité avec le terrain des créateurs, qui peut aller jusqu’au clin d’œil, et qui peut entrainer le téléspectateur dans un jeu de piste pour repérer les références à la réalité.
On trouve ce jeu entre fiction et réalité à plusieurs niveaux : les histoires sont plus ou moins inspirées de faits divers, ou de débats ayant eu lieu. Ex. Hamsterdam (était une idée du maire), la surveillance audio d’un réseau de trafiquants, le meurtre de Snot Boogie qui ouvre la saison 1, etc. Les personnages sont inspirées de personnes ayant réellement existé : Omar est un mash-up de braqueurs, Bunk est la réincarnation d’un inspecteur, Bubbles est celle d’un indic qui dans les années 1970 a permis à la police de réaliser des centaines d’arrestations…
Cela est aussi appuyé par le casting, avec des acteurs locaux et des apparitions d’anciens responsables politiques ou policiers. Par exemple, l’actrice qui joue Snoop s’appelle effectivement Felicia Snoop Pearson, vient de East Baltimore, a vendu de la drogue, a fait 7 ans de prison pour meurtre. Kurt Schmoke, maire de Baltimore au début des années 1990 qui avait proposé quelque chose de similaire à Hamsterdam (dépénaliser les drogues et de mettre l’accent sur les soins de santé publique.), mais aussi le dealer qu’avait en son temps chassé Ed Burns joue le diacre…
Il devait y avoir une 6e saison sur le Baltimore Latino, mais les collaborateurs n’estimaient pas connaître assez le sujet pour faire quelque chose de la même qualité que d’habitude.
Donc : la série, quasi documentaire, colle aux analyses des créateurs qui ont été sur le terrain, elle reproduit des histoires qui, si elles ne se sont pas toutes passées de la façon dont c’est dit, auraient pu le faire, elle est tournée à Baltimore, avec des acteurs de Baltimore. Si c’est une fiction, c’est une fiction qui colle à la vérité des comportements, on sait que chaque geste est pesé, par exemple, dans la 1ere saison, c’est raconté dans l’introduction de The Wire, L’Amérique sur écoute, il y avait une scène où Bubs, le toxicomane, jetait un joint – cette scène a été rejouée parce qu’un toxicomane pauvre comme Bubs garderait le mégot.
Le réalisme de The Wire s'appuie ainsi « non pas sur un réel factuel, mais sur un réel vraisemblable » selon l’expression de Didier Fassin, qui permet l’exploration de fonctionnements possibles. A cause de cela, elle a une dimension sociologique, qui transparaît aussi dans l’articulation du personnel et du social.
L’hyperfocal, le personnel et le générique
Ce réalisme fonctionne dans deux sens : on peut dire que The Wire regarde Baltimore à la loupe, l’explore en profondeur et va vers le particulier (une plongée dans le vécu des personnages, jusqu’aux détails de leurs comportements, qui accroit l’impression de familiarité, la compréhension des individus et de leurs motivations, et qui permet peut-être même une réflexion universaliste sur les affaires humaines), mais la série utilise aussi Baltimore pour prendre de la hauteur et aller vers le générique. La Baltimore de The Wire devient un laboratoire urbain, le point de départ d’un discours critique sur le sort des villes post-industrielles américaines. On passe alors de la loupe à la lorgnette, par laquelle on va observer l’Amérique du début du 21e siècle.
[Ici je donnerai des exemples de phénomènes urbains référencés dans la série, notamment l’hyperghetto, la gentrification, la mort du travail industriel, the War on drugs, etc.]
Les deux aspects (individu/monde urbain, traduits par une alternance entre des plans larges et des gros plans) sont liés : la série se donne pour but de montrer comment le sort des individus est lié à leur milieu, à des mécanismes qui les dépassent. En voulant explorer les deux, The Wire répond à la demande du sociologue C. Wright Mills sur le développement de l’imagination sociologique : "Neither the life of an individual nor the history of a society can be understood without understanding both." La série pense les problèmes personnels comme des problèmes systémiques, elle donne un visage à des phénomènes urbains, politiques, sociaux, et elle a donc au-delà d’une ambition de divertissement, même, comme le dit Simon, CONTRE une ambition de divertissement, le but de faire réfléchir, et pas simplement en raisonnant, mais aussi en rentrant en empathie comme on va en discuter. En cela, elle est un peu l’héritière d’une autre histoire d’un quartier ouest, West Side Story, qui, en 1961, de façon beaucoup plus discrète (parce que la logique principale à l’œuvre est la transposition de Roméo et Juliette aux USA), présente deux gangs de New York, irlandais et portoricain, comme rassemblant des individus complexes, et étant le résultat de dynamiques sociales (cf. la chanson « Gee Officer Krupke ! »).
Une « social science fiction » - est-ce que c’est une série sociologique, inspirée par la socio, qui se réfère à la socio ? est-ce que The Wire réalise un travail sociologique ?
Du fait du vécu de ses créateurs et de ce qui les a menés à raconter ces histoires, c’est une série qui a une conscience et une intention sociologiques, avec le souci de décrire et de comprendre les mécanismes sociaux urbains. Elle a été elle-même utilisée par des sociologues à l’université – et a même créé une controverse
Comment cette série a-t-elle un regard sociologique ?
Par son sujet et la où elle loge son attention : ce n’est pas Baltimore pour Baltimore, c’est Baltimore comme milieu. Et c’est là qu’on rentre dans le regard, la dimension sociologique de la série : la mécanique des rapports sociaux, la façon dont le trafic de drogue et le travail policier qui lui répond sont produits, et codifiés. En cela, The Wire est l’héritière de la première école de Chicago, l’école de sociologie qui crée l’écologie urbaine. Pour résumer, il s’agit de considérer la ville comme un écosystème, un ensemble de relations entre des groupes (surtout des groupes ethniques) qui ont des intérêts propres. Cette va fournir un gros travail sur la délinquance et les gangs, par exemple la thèse de Frederic Thrasher, sous la direction de Robert Park. Les gangs sont des organisations sociales, il n’y a pas de chaos, mais des codes très clairs (on y reviendra). Etudie avec sérieux les professions illégitimes, fait des parallèles entre mode des dealers et police, sans faire intervenir un jugement moral.
On pourrait aussi mentionner la désorganisation sociale, et, pour la saison deux, la désaffilisation (Robert Castel), les conséquences de la démise du salariat a appelé le processus de « désaffiliation ».
En quoi peut-elle compléter ou concurrencer la sociologie universitaire ?
formellement, elle fait des choses que l’analyse sociologique ne peut pas faire, d’abord parce qu’elle peut imaginer des choses, être véridique – on a pu dire que c’était de la « Social science fiction » (une série qui stimule l’imagination sociologique). Mais c’est surtout au niveau de la globalité des phénomènes étudiés qu’elle se distingue de la sociologie classique : elle permet de voir le tout et ses évolutions. Ex. Hyperghetto (Wacquant).
Pour le sociologue William Julius Wilson, qui est son grand défenseur, « elle fait plus pour accroître notre compréhension des défis de la vie urbaine et des inégalités dans la ville que n’importe quel autre événement médiatique ou publication universitaire, études sociologiques comprises ». Ampleur, temps long (le téléspectateur est un étudiant, référence au thème du « schooling »/apprentissage dans la série).
Parce que c’est une fiction qui nous familiarise avec des personnages auxquels on s’attache, et parce qu’elle construit des horizons d’attente (par exemple, on suit le travail des enquêteurs qui écoutent les dealers, réussissent à décrypter leurs codes, qui y passent des nuits – donc on devient investi dans le processus et on est convaincu qu’ils méritent d’attraper les dealers) et donc de la frustration, et un sentiment d’injustice lorsque l’opération échoue. La série peut donc indigner, sensibiliser, plus qu’aucun article universitaire ne le fera. De ce point de vue, The Wire préfigure la « sociologie lyrique » que Abbott appelle de ses vœux.
Précisément, c’est une œuvre qui touche un public très large et donc une formidable entreprise de vulgarisation. Tout le monde ne lit pas des études sociologiques, mais tout le monde regarde des séries. C’est pour cela aussi qu’elle a été enseignée à la fac, dans des départements de sociologie, d’urbanisme, en plus des départements de cinéma. D’ailleurs il y a un gros clin d’œil à cette ambition dans la saison 4.
C’est une force mais aussi une faiblesse car cela lui a valu des critiques (oublis et point de vue) : on lui a reproché de ne pas parler des initiatives citoyennes, et d’être trop pessimiste (je détaillerai un peu plus). Les créateurs et des sociologues ont réagi par des défenses, mais aussi par des initiatives. De ce point de vue il semble que le discours de David Simon ait évolué depuis et qu’il se soit de plus en plus focalisé sur l’action. En 2015, Obama, qui avait dit lors de sa première campagne que The Wire était sa série préférée et Omar son personnage préféré, invite David Simon à la Maison-Blanche pour une conversation filmée sur les déviances de la guerre contre la drogue et les solutions envisageables.
Il est vrai que si on regarde la série sans s’intéresser aux déclarations de ses créateurs, le message semble être : les institutions sont corrompues, et les individus sont des pions manipulés par des forces qui les dépassent et condamnés à rejouer toujours la même partie. Cela nous amène à rentrer dans les métaphores de la série, et dans l’histoire qu’elle raconte, à proprement parler, pour essayer d’en tirer une interprétation.
Institutions, codes et résistance : les échecs – clé ou fausse piste ?
Présence des échecs dans la série, qui fait appel à l’esthétique du film noir, et qui oriente l’attention du spectateur vers la présence de règles, qu’il faut connaître pour réussir, mais qui limitent aussi l’action des personnages. « The game » est dans l’argot des dealers le monde du trafic de drogues, mais cela peut se référer aussi aux jeux de pouvoir politique.
Cette métaphore unit le monde des dealers et celui de la police, comme ses pendants : la hiérarchie (chain of command, expression fétiche de Daniels) et les règles/ qui régissent les différentes institutions. Mais elle tend à dignifier le trafic de drogue comme institution professionnelle avec sa morale et ses limites (trêve du samedi, différence entre meurtre et assassinat, protection du clan) plutôt qu’à dénigrer la police et à la représenter comme un monde de pourris. Il y a de nombreuses scènes en miroir, par exemple le tandem comique que forment Herc et Carver côté policier trouve un écho avec Bodie et Poot – ils se retrouvent d’ailleurs dans une scène mémorable au cinéma et se quittent en se disant « à demain », comme s’ils étaient des collègues de travail.
L’omniprésence des règles est aussi un élément savoureux, parce qu’on les apprend en temps que téléspectateur en même temps que certains personnages (par exemple, dans la saison 1, Wee-Bey rappelle à Dee qu’on ne doit pas parler dans une voiture, Dee apprend à Wallace à fragmenter ses transactions parce que la police pourrait sinon prendre des clichés de l’opération complète – ce qui montre que les règles des uns sont calquées sur les procédures des autres, et à la fin de la saison, c’est Poot qui apprend aux petits nouveaux à ne pas prendre l’argent et donner la dose en échange dans le même mouvement. C’est tout une éducation (thème du schooling) qui fait l’objet d’une valorisation dans l’expérience pédagogique de la 4e saison, lorsqu’il est demandé aux corners boys d’expliciter toutes ces règles apprises dans les rues. C’est aussi le cas pour les toxicomanes (Bubs et Johnnie), mais cela ne permet que de survivre.
A l’inverse, si on méconnait ou si on enfreint ces règles, on risque le pire. Et on est tenté de les enfreindre quand on les connait pour deux raisons : soit parce qu’on privilégie un intérêt personnel au lieu d’un intérêt collectif (qui soit égoïste ou affectif), soit parce qu’on se rend compte que les règles sont contre-productives. Dans le premier cas, on a Stringer Bell, qui essaie de changer les règles du trafic de drogue pour le transformer en business. Mais il est victime de son hubris : il trahit son clan (il ordonne le meurtre de D’Angelo et trahit Avon) et il finit par mourir en tombant à travers une baie vitrée qui représente son ambition d’être le roi de la ville (contemplation monarchique). D’un autre côté, McNulty et Colvin enfreignent les règles parce qu’elles ne mènent nulle part – qu’à rejouer la même partie. Les arrestations de petits dealers ne servent pas à arrêter le trafic de drogue, mais à faire du chiffre pour la police, qui peut mettre de la drogue sur la table, drogue qui sera photographiée par les médias, et cette démonstration de force et de pouvoir servira le pouvoir politique, qui pourra, non pas s’exercer, mais se renouveler en gagnant de nouvelles élections. D’ailleurs c’est exactement l’étymologie de « statistique », comme l’a noté Julien Achemchame. C’est un jeu sans fin, une magnifique usine à gaz, avec les mêmes rôles, mais des personnes peut-être différentes.
Car si on poursuit le filage de la métaphore, les pièces sur l’échiquier ont un rôle assigné et elles ne peuvent s’en échapper. Quelles que soient les intentions des individus, ils sont contraints par leur rôle (surtout visible avec Carcetti, qui promet un vent nouveau, mais se retrouve à endosser le costume de maire et à devoir répéter les actions de son prédécesseur). De ce côté-là, la position sociale ne change rien, il y a du tragique en haut et en bas de l’échelle.
C’est ce que comprend Bodie lorsqu’il dit qu’il n’est qu’un pion et qu’il ne pourra jamais gagner, même en respectant les règles. L’ascension sociale n’est une illusion pour lui dans le monde de la drogue comme dans la société légale. Son destin est tragique (références à la tragédie grecque dans la série).
Selon la définition de Roger Caillois, que rappelle Ariane Hudelet, le jeu se caractérise par une conscience fictive d'une réalité seconde. The Wire, le jeu est la seule réalité et représente la dévalorisation de l'humain dans le système capitaliste néolibéral, où les corps sont remplaçables, comme les dealers ou les prostituées de la S2. La série dénonce une économie ultralibérale et postindustrielle déshumanisée, en montrant la déconnexion avec le réel que cette économie implique. Pas exactement optimiste, il est vrai.
Mais si cela correspond au fonctionnement des institutions décrites, la métaphore est à mon sens une fausse piste pour comprendre la série et l’accuser de cynisme.
Il y a des personnages qui s’en sortent, qui arrivent à quitter le jeu : Namond, Cutty, Bubs, et Rhonda Pearlman devient juge. D’une autre façon, Prez (Pryzbylewski) évolue : de mauvais flic il passe à bon flic qui décode (fait du code), puis à prof – et même s’il trouve alors une autre institution contre-productive, il y développe un lien avec ses élèves qui transcende sa fonction et sa productivité. C’est une trajectoire proche de la rédemption, comme celle de McNulty (on verra ça en IV).
De ce point de vue, je rejoins Matthieu Potte-Bonneville qui dit que le jeu d’échecs est tout ce que la série n’est pas : un jeu intellectuel qui recommence sans cesse. La série brise la logique des échecs parce qu’elle permet qu’on s’intéresse au bien fondé des règles (III) et la vie des pions (ce qu’on verra en IV).
L’esthétique du western : une série sur les mythes américains
Une référence avouée
- La série dépasse le réalisme et les débats sociologiques par sa dimension mythologique : aux Etats-Unis, les institutions font depuis la fin du 19e siècle au moins l’objet de fictions sur le mode du western, dont les codes sont grandement repris par The Wire.
On a souvent parlé d’esthétique du western dans The Wire en référence à Omar et à la scène du duel avec Brother Mouzone dans la 3e saison, mais cela dépasse le personnage. Cela se justifie parce que dans le western, on a une opposition entre civilisation et sauvagerie, qui a longtemps été utilisée de façon idéologique pour justifier le pouvoir américain, présenter l’histoire de la nation de façon téléologique, où le massacre des indiens et la destruction écologique de l’ouest servaient des buts inattaquables, mais il y a aussi toute une tradition d’anti-westerns, qui posent la question de la nature de cette civilisation imposée à l’Ouest, et des institutions qu’elle amène avec elle : la justice, l’armée, le capitalisme, les médias, les inégalités sociales et ethniques, comme par exemple dans The Oxbow Incident, ou la Prisonnière du désert, qui est, avec L’homme qui tua Liberty Valence, un des films-références de David Simon, qui fait lui-même référence au western dans l’introduction de Truth Be Told.
La critique classique des institutions américaines dans les westerns est que trop de civilisation nuit à la civilisation, et que les institutions de l’est deviennent à terme corrompues. C’est exactement ce qu’on a ici : une dégradation d’un territoire déjà conquis.
Les éléments du western sont réunis :
Lieu : un nouvel ouest américain parce qu’on a une poche de retrait de la civilisation : The Wire est un western au sens où The Walking Dead est un western. Au lieu de se retrouver avec un territoire vierge à coloniser, on se retrouve avec une zone qui a progressivement été abandonnée par la civilisation – une poche de sauvagerie.
Temps : On a une opposition entre le passé et le futur, l’archaïsme et la modernité. Il y a eu un âge d’or à Baltimore: on le perçoit à travers deux types de discours précis : ceux sur le quartier du Westside, qui formait avant une communauté unie et solidaire1, et ceux sur les dockers, qui avant avaient plus de travail grâce à l’industrie (Bethlehem Steel, par exemple, dont McNulty dit que son père y travaillait au début de la S2). Pour Frank Sobotka, avant, on produisait de la valeur aux USA – au début du 21e siècle, on vole dans la poche du voisin. C’est un western à l’âge de la mort du rêve américain, ou plutôt, come David Simon le répète, à un âge où certains groupes en sont systématiquement exclus. Très Springsteenien.
Le progrès est nié : à partir de cette dégradation, on rentre dans un temps cyclique, où les inégalités se reproduisent (ce qu’on voit avec le jeu des générations : Ziggy et Nick pour Frank Sobotka, Wee-bey et Namond, Michael est le nouvel Omar, Duquan le nouveau Bubbles, etc.). On n’a que des victoires partielles, pas de rétablissement de la civilisation. On peut même voir une dégradation dans le cycle des dealers : Marlo est pire que Avon, qui était « juste un gangsta », mais respectait une certaine morale pour son clan (trêve du dimanche, soutien du clan et des ex-soldats, comme Cutty, qu’il aide à ouvrir son club de boxe).
Les « héros », ceux qui permettent un certain ordre, sont des personnages qui appartiennent à l’ancien monde, à la sauvagerie, mais qui aident la civilisation à s’installer, comme Shane dans le western du même nom. Par exemple, le personnage le plus visiblement calqué sur les codes du western, Omar. C’est le personnage le plus facile à associer au western par son apparence : il porte un long manteau, se promène dans les rues désertes avec un fusil, est balafré, annonce sa venue en sifflant la comptine « The Farmer in the dell », mais il est surtout un outlaw héroïque parce qu’il incarne une morale individuelle, une loi intérieure. S4E7 « A man got to have a code ». Si Omar va voir la police, c’est que le clan Barksdale s’en est pris à son amant. Il réagit par amour, par loyauté. On a touché à son sacré. McNulty aussi a sa propre loi, et c’est pour cela qu’il peut transgresser la hiérarchie. Tous les deux répètent, dans les dernières saisons qu’ils n’agissent pas pour l’argent.
Omar est aussi un Robin des bois, généreux pour ceux qui sont dans le besoin, et il ne braque que les dealers – il ressemble à Jesse James, qui défendait (dans les westerns) sa communauté agrarienne contre les industriels corrompus de la compagnie de chemin de fer. Il a également une dimension mythique parce qu’il transcende les codes de la masculinité (il est homosexuel mais pas efféminé et fait peur aux enfants même en kimono de soie) et est associé à Butchie, un aveugle qui « voit trop de choses », sur le modèle de Tyrésias.
Mais on retrouve donc aussi une critique de la politique, trop loin du peuple pour le comprendre, des médias (dans Liberty Valance, un journal décide de décrire les indiens comme des victimes seulement pour vendre davantage en se démarquant de ses concurrents), et de la violence de la société américaine, fascinée par les armes à feu. Les enfants qui jouent aux caïds font aussi penser à Shane.
De ce point de vue, The Wire ne présente pas une vision statique et cynique de la société américaine mais dénonce des institutions qui ont perdu de vue l’intérêt public et le sens de la communauté, la tension entre communauté et individu étant au centre de nombreux westerns (comme My Darling Clementine/La Poursuite infernale). Ces références indiquent qu’elle se situe au niveau d’une critique idéologique, qui nie les grands récits américains triomphalistes (ascension sociale, progrès économique et social), les présente comme des constructions (médiatiques), et plaide pour la revalorisation de la réalité et des Américains ordinaires.
Une série-blues : redonner de la dignité aux pions
Un des éléments qui donnent une unité à la série, c’est le générique, la chanson de Tom Waits « Way Down in the Hole ». Une version différente accompagne chaque saison, avec un montage d’images issues des épisodes. Pour la première saison c’est la version des Blind Boys of Alabama ; la deuxième, la version originale de Tom Waits ; la 3e celle des Neville Brothers ; la 4 celle de DoMaje ; et la 5e celle de Steve Earle (qui jour Waylon).
C’est stylistiquement un blues (même si ce n’en est pas formellement un). Et cela peut donner un nouvel éclairage à la série, parce que le blues, qui est bien sûr un genre afro-américain, est une histoire de résilience. Typiquement, les paroles parlent des problèmes quotidiens, et de comment, malgré toutes nos difficultés, on continue à vivre. Spécifiquement, les paroles du générique parlent de tout faire pour que le diable/les démons restent dans leur trou. Ca peut être l’histoire de la police (réduire au maximum les maux de la cité) mais c’est surtout celle de Bubbles, qui est un des arcs narratifs principaux.
Bubbles n’est pas un personnage de western, quoi qu’il puisse faire penser à Sparks dans The Ox-Bow Incident. C’est plutôt un personnage picaresque, qui traverse tous les mondes de la série, et peut-être même une variation du héros mythique, sur le modèle des héros de Joseph Campbell, qui va traverser des épreuves, descendre aux enfers, et revenir au monde des vivants. Sa descente aux enfers, c’est la traversée de l’addiction mais plus iconiquement celle de Hamsterdam. C’est par ses yeux que le téléspectateur découvre l’horreur qui se cache derrière une expérience visant à faire disparaître le problème de la drogue dans la cité.
Bubbles tente sans relâche de survivre et d’aider à survivre : il a des protégés, qu’il ne peut pas sauver, puis il décide de se sauver lui-même, en assistant aux réunions des Narcotics Anonymous, mais aussi en ayant toujours un petit boulot, d’abord des combines, illégales, puis infra-légales (vendre des tshirts), puis des emplois légaux (cuisinier). A la fin de l’histoire, il va regagner sa dignité symbolique en faisant l’objet d’un portrait dans le Baltimore Sun, qui rend aussi de la dignité au journaliste qui l’écrit car c’est du vrai travail d’enquête (même si les « personal interest stories » ne sont pas valorisées par le journal).
Cet article le rend fier, et lui fait accéder, après avoir passé des mois dans le sous-sol de la maison de sa sœur, à la salle à manger – ce n’est pas dit clairement, mais c’est ce qui est suggéré par la séquence de fin du tout dernier épisode. Et c’est bien sûr une mise en abyme de la série. Dans une scène précédente, Bubbles qui lisait la dernière version de l’article avant publication faisait part de son incompréhension au journaliste, lui demandant ce que son histoire pouvait avoir d’intéressant. La réponse est que « les gens vont le lire, ils vont réfléchir, et ils verront peut-être les choses différemment ».
Symboliquement, l’article redonne son vrai nom à Bubs : Reginald Cousins, et on peut voir en cela la marque du fait qu’il n’est plus un pion anonyme. D’ailleurs Omar, qui n’est jamais un pion, est un des seuls hors-la-loi à avoir un prénom, assorti à une légende qui le grandit. De ce côté-là, la série donne Omar vainqueur contre Marlo (presque son anagramme) dans la dernière saison : la rue a oublié Marlo (présenté en costume) alors qu’elle magnifie la légende d’Omar. Jusqu’à la fin, on entend des réinventions de la mort d’Omar.
De la même manière, McNulty obtient une rédemption en redonnant son nom (Larry) au SDF qu’il avait manipulé (comme un pion) pour construire son faux tueur en série - après l’avoir appelé Donald, prénom sur une carte d’identité qui n’était pas la sienne).
La boucle est alors bouclée : dans la toute première scène du premier épisode, McNulty s’était étonné et même offusqué que la victime du crime pour lequel on l’avait appelé était connue sous le nom de « Snot Boogie » (le Morveux). « Sa mère s’est donné la peine de lui donner un beau nom, puis un jour, il a la morve au nez et bim, il est le Morveux toute sa vie. » Cela est reflété par la façon dont cette scène est filmée : c’est le règne de l’indéfini, on arrive in medias res, on voit une trainée de sang, les lumières d’un girophare de police qui se reflètent sur la chaussée, des mains qui ramassent des douilles, puis la voix de McNulty, avant qu’on le voie de dos : « So your boy’s name is what ? Snot ».
La série retrace un itinéraire de l’indéfini et de l’inconnu au définit et au familier. Les dernières paroles prononcées par McNulty, après avoir embrassé du regarde toute la ville de Baltimore et avant de repartir en voiture avec Larry sont « Let’s Go Home ». En suivant les 5 saisons, on a appris à connaître les personnages, et on connaîtra peut-être à la fin, pour certains, leur vrai nom. Si on l’utilise, on leur redonnera leur dignité.
En regardant la série, on est rentré dans un rapport affectif avec Baltimore qui n’est plus juste un ensemble de statistiques, de règles, un échiquier, mais l’endroit où vivent les personnages. Home, chez soi, la maison, c’est l’endroit en tant qu’il nous appartient, mais aussi en tant qu’on lui appartient. Et je pense qu’à la fin, on finit tous un peu par appartenir à Baltimore.
Conclusion :
Valeur critique et politique d’une oeuvre de culture populaire : l’implication émotionnelle des spectateurs, dans la lignée de la sociologie lyrique.
Depuis, Simon a aussi fait Treme, une autre série HBO diffusée de 2010 à 2013, et même si Treme est à mon sens moins aboutie, elle a le même principe : montrer ce que Katrina a fait à la ville de la Nouvelle-Orléans, et comment la vie se rebâtit après la catastrophe humaine. En fait a posteriori, je pense que Treme montre que The Wire était déjà le tableau d’une catastrophe humaine, et de ceux et celles qui essayent de rebâtir la communauté inlassablement.
Bibliographie sélective :
Livres et articles sur The Wire
En français :
Achemchame, Julien. « Chapitre 6 : Dans les rouages du système policier. Hiérarchie, dysfonctionnement et impuissance, dans Marie-Hélène Bacqué, Amélie Flamand, Anne-Marie Paquet-Deyris et Julien Talpin (dir.). The Wire : L'Amérique sur écoute. La découverte, 2014.
Bacqué, Marie-Hélène, Amélie Flamand, Anne-Marie Paquet-Deyris et Julien Talpin (dir.). The Wire : L'Amérique sur écoute. La découverte, 2014.
Burdeau, Emmanuel et Nicolas Vieillescazes (dir.), The Wire: Reconstitution collective, Capricci/Les Prairies Ordinaires, 2011.
Hudelet, Ariane. The Wire: Les règles du jeu. Paris: PUF, 2016.
Potte-Bonneville, Mathieu. « All in the game », in Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes (dir.), The Wire: Reconstitution collective, Capricci/Les Prairies Ordinaires, 2011, pp??
En anglais :
Alvarez, Rafael. The Wire, Truth Be Told. Simon and Schuster, 2009.
Hornby, Nick. “An Interview with David Simon”. The Believer, 1er août 2007, https://believermag.com/an-interview-with-david-simon/ , dernière consultation 20 mai 2020.
Penfold-Mounce, Ruth, David Beer et Roger Burrows, « The Wire as social science fiction ? », Sociology, vol. 45, no 1, 2011, p. 155-167.
Livres, articles et documentaires sur la sociologie urbaine et les liens entre sociologie, fiction et affect
Abbott, Andrew, “Against narrative: A preface to lyrical sociology”. Sociological Theory 25(1), 2007, 67–99
Becker, Howard. Telling about Society. Chicago: University of Chicago Press, 2007/ Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales. La Découverte, Paris, 2009.
Freidrichs, Chad. The Pruitt-Igoe Myth, Unicorn Stencil Doc Films PRO, 2018.
Mills, Charles Wright. L’imagination sociologique [1959], Paris, Éditions La Découverte, 2015.
Wacquant, Loïc. Parias urbains. Ghetto, banlieues, État. Une sociologie comparée de la marginalité sociale, La Découverte, Paris, 2007.
Livres et articles sur le western
Bazin, André. “Le Western, ou le cinéma américain par excellence” et “l’Evolution du western”, Qu’est ce que le cinéma ?, Paris: Editions du Cerf, [1981] 2002.
Mayer, Hervé. La Construction de l'Ouest américain dans le cinéma hollywoodien, Atlande, Neuilly-sur-Seine, 2017
Slotkin, Richard. Gunfighter Nation: the Myth of the Frontier in Twentieth-Century America. New York: Atheneum, 1992.
Principales parutions d'Elsa GRASSY :
“The Music of the 1970s: Singular Voices,” Études anglaises 2018/1 (Vol. 71), Paris : Klincksieck, 128pp.
“‘Tradition Can Be A Verb’: Covering Songs in the Post-Katrina Era”, in ‘Sud(s), reconstructions’, RFEA n°120 (2009), Paris : Belin, 2009, pp. 10-23.
Avec Jedediah Sklower: Politiques des musiques populaires au XXIe siècle. Paris: Melanie Seteun, 2016.
27 Mr Robot
Avec Hugo Orain

Hugo Orain
Hugo Orain est doctorant en histoire contemporaine. Sa thèse en cotutelle sous la double-ddirection de Mme Dominique Godineau, professeure d’histoire moderne à l’Université Rennes 2, et Mr Laurent Turcot, professeur à l’UQTR et détenteur de la Chaire de recherche du Canada en histoire des loisirs et des divertissements. L’intitulé de thèse est « Images et Révolution en mouvement : analyse des représentations historiques de la révolution française (11789--11799) dans les images de médias en mouvement (ccinéma, télévision et jeu vidéo) »
Résumé de l'épisode 27
Présentation technique de la série (réalisateur, acteurs, synopsis, réception)
Thèmes :
Société numérique :
◦ Critique de la technologie et notamment les enjeux liés à la vie privée,la liberté (Damasio)
◦ Approches anthropologiques (Lewis Mumford)
◦ Numérique et capitalisme (finance, bitcoin et crypto-monnaie)
Anticapitalisme :
1% des 1% (Ouverture du Pilote)
E.Corps=Evilcorp
Mouvements de contestation : Occupy Wall Street + Subprimes (2008)
Objectif de la saison 1 : annuler les dettes (le réalisateur avait alors un prêt étudiant à
rembourser)
Saisons 2 à 4 : enjeux géopolitiques (altermondialisme vs mondialisation débridée)
Marxisme
▪ redistribution des richesses (objectif saison 1 et saison 4) par des outils numériques : hacking
Révolte/révolution :
Une série très militante pour les États-Unis : anarchisme, anticapitalisme...
Hacktivisme :
Elliott est un hacker
«Terrorisme» numérique : parler de Théodore Kaczynski (mais lui anti-technologique)
Snowden a défendu le réalisme de la série
Ian Reynolds (hacker) a critiqué un hackera social caricatural
Le hacker au cinéma ou dans les séries (Hackers de 1995, Hacker de 2015 de Michael Mann)
Masque de F.Society
▪ Vidéos virales et mise en scène
Inspiration de V pour Vendetta (labd d’Alan Moore puis le film)
Porté par des manifestants d’Occupy Wall Street
Symbolique médiatique : Anonymous
La question de la violence
▪ «Faire péter le système » parallèle revendiqué avec Fight Club de Fincher(1999)
▪ Enjeu anarchiste de l’action violente
Débat au XIXe siècle (Guérin, Baillargeon et Maitron)
Propagande par le fait : speech Elliott dans la saison 1
Réformisme : speech Elliott dans la saison 3
▪ Vision anglo-saxonne : moralisation de l’action directe et de ses conséquences
Eliott tend vers un rejet de la radicalité (+ Angela, Dominique)
Des figures radicales (Dark Army, F. Society, Mr Robot, Darlene)
▪ Violence populaire et émeutière
Pillage fin de la saison 1 + émeute et saccage du siège d’E. Corp (s03e05)
parallèle avec le final de Westworld (Jonhathan Nolan et Lisa Joy)
rejet du terrorisme (French Revolution vs American Revolution) : The Dark Knight
Rises de Christopher Nolan (2012)
Une série très critique aux USA
▪ Schizophrénie d’Eliott permet d’interroger les contradictions politiques de l’extrême-gauche américaine
Peut-on être anti-système ?
Anticapitalisme vs altermondialisme
Rejet de l’extrémisme
Une série « anarchiste » ? Qualifiée comme telle par de nombreux critiques = confusion sur le concept
Bibliographie indicative :
BAILLARGEON Normand, L’Ordre moins le pouvoir (1999), 4ème édition, Paris, Agone, 2008.
DAMASIO Alain, Les Furtifs, La Volte, 2019.
GUÉRIN Daniel, Ni Dieu ni Maître. Anthologie de l’anarchisme (1970), Paris, La Découverte, 2012.
KACZYNSKI Théodore, La Société industrielle et son avenir, Paris, Encyclopédie des Nuisances,
1998.
MAITRON Jean, Ravachol et les anarchistes, Paris, Gallimard, 1992.
MOORE Alan (scénario) et LLOYD David (dessins), V pour Vendetta, Paris, Zenda, 1989.
MUMFORD Lewis, Le Mythe de la machine (1966), Paris, Encyclopédie des Nuisances, 2019.
SITOGRAPHIE
FRENCH Philip, « The Dark Knight Rises – review » [en ligne], The Guardian, mis en ligne le 22 juillet 2012. URL: https://www.theguardian.com/film/2012/jul/22/dark-knight-rises-french- review
JARRY Marjolaine, « “Mr Robot” : Décryptage d'une série révolutionnaire » [en ligne], TéléObs,
mis en ligne le 14 septembre 2016. URL : https://teleobs.nouvelobs.com/series/20160914.OBS8013/mr-robot-decryptage-d-une-serie- revolutionnaire.html
MOYLAN Brian, « Mr Robot's season two is proof the show refuses to play by the rules of TV » [en ligne], The Guardian, mis en ligne le 13 juillet 2016. URL : https://www.theguardian.com/tv- and-radio/2016/jul/13/mr-robot-season-two-rami-malek-usa-network
PENNARGUEAR Corentin, « “Mr. Robot” : l’anarchie squatte les écrans américains » [en ligne], Courrier International, mis en ligne le 21 juillet 2016. URL : https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/serie-mr-robot-lanarchie-squatte-les- ecrans-americains
PINARD Maxime, « L'hacktivisme dans le cyberespace : quelles réalités ? », Revue internationale et stratégique, 2012/3 (n° 87), p. 93-101. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2012-3-page-93.htm
LaQuadratureduNet : site d’hacktivisme. URL : https://www.laquadrature.net
Fil de discussion Reddit sur l’anarchisme dans la série :
https://www.reddit.com/r/MrRobot/comments/7824y8/elliot_vs_mrrobot_reformist_vs_anarchist/
FILMOGRAPHIE
BROOKER Charlie, Black Mirror, Channel 4/Netflix, depuis 2011.
FINCHER David, Fight Club, 1999.
MANN Michael, Hacker, 2015.
NOLAN Christopher, The Dark Knight Rises, 2012.
ROSS Matt, Captain Fantastic, 2016.
SOFTLEY Ian, Hackers, 1995.
WACHOWSKI Lana & Lilly, The Matrix, 1999.
Dans la tête d’Alan Moore, Arte Creative, six épisodes, 2017.
URL : https://www.arte.tv/fr/videos/RC-014342/dans-la-tete-d-alan-moore/
28 1992
Avec Anna Tible

Anna TIBLE
Anna Tible est actuellement doctorante contractuelle en Sciences de l’Information et de la Communication, au LabSIC, à l’Université Paris 13. Elle réalise sa thèse sous la direction de Claire Blandin, sur l’histoire de la profession de documentaliste audiovisuel.le. À travers une trentaine d’entretiens et l’étude des archives institutionnelles et syndicales de l’Institut National de l’Audiovisuel, elle y analyse notamment comment cette profession créée et occupée majoritairement par des femmes a construit son identité professionnelle, de 1952 à aujourd’hui, souvent en coulisse et en appui aux créations audiovisuelles, au coeur d’une division du travail de l’audiovisuel public, qui apparaît très genrée. Elle observe également l’évolution des outils et pratiques mis en oeuvre par les documentalistes pour indexer, contextualiser et valoriser les archives, et leur offrir de nouveaux usages, et de nouveaux usagers, comme c’est le cas aujourd’hui avec le développement des plateformes de contenus, des réseaux sociaux et de nouveaux formats audiovisuels.
Avant d’entamer cette thèse, elle a obtenu le diplôme de l’Institut d’Études Politiques de Lyon et le Master Gestion et conservation des patrimoines audiovisuels et numériques dispensé à Ina Sup, à l’Institut National de l’Audiovisuel.
Elle ensuite obtenu le CAPES d’Histoire-géographie et a enseigné en collège pendant six ans.
Résumé de l'épisode 28
PRÉSENTATION GÉNÉRALE DE LA SÉRIE
J’ai choisi de parler de la série 1992, d’abord parce que je suis personnellement très attachée à la culture et à l’histoire italiennes et que j’étais évidemment intriguée par ce création audiovisuelle sur une page sombre de l’histoire contemporaine de l’Italie.
J’étais d’autant plus curieuse qu’elle parle de l’histoire récente de l’Italie, et non seulement de l’histoire politique mais aussi de l’histoire de ses médias, à travers la description de la montée au pouvoir de l’industriel Silvio Berlusconi.
Mes propres travaux de recherche portant sur l’histoire d’une profession qui participe aux créations audiovisuelles à base d’archives, les documentalistes audiovisuel.les, j’avais vraiment envie de voir comment, à travers la fiction, on peut représenter l’histoire des médias italiens dans les années 1990, alors qu’ils connurent un profond bouleversement.
J’étais aussi intriguée par les procédés qui pouvaient être utilisés pour représenter de manière réaliste - c’est le but affiché de l’initiateur de la série, l’acteur Stefano Accorsi - cette période récente, en faisant appel à des procédés scénaristiques fictionnels, loin de toute volonté purement documentaire.
1992 est une année charnière qui bouleverse la vie politique italienne. Scandale Tangentopoli met à jour des histoires de corruption et de pots de vin qui mettent à mal les partis traditionnels italiens.
C’est un véritable séisme en Italie, le système politique traditionnel s’effondre, au fur et à mesure que l’opération judiciaire Mani Pulite, Mains propres, arrête et juge de nombreux hommes politiques accusés de corruption.
Cette opération est constituée par un ensemble de procès et d’arrestations d’hommes politiques, issus des grands partis traditionnels, qui sont accusés de corruption. C’est à dire d’avoir touché d’importants pots de vin de la part d’industriels italiens, dans le cadre de marchés publics. Le scandale, qu’on appelle Tangentopoli, touche des hommes politiques très haut placés, comme Bettino Craxi, membre du PSI, qui a été Président du conseil (l’équivalent de premier ministre) de 1983 à 1987, et qui est encore député européen en 1992, quand il est mis en cause.
1992 raconte ce séisme politique, mais aussi social, culturel et économique, provoqué par l’opération Mani Pulite, qui remet en cause le système politique traditionnel italien, mais aussi l’univers médiatique et culturel de l’Italie des années 1990, à travers la montée en puissance de la personnalité de l’industriel Silvio Berlusconi, propriétaire de nombreux médias, qui deviendra Président du Conseil (l’équivalent de 1er ministre) en 1994.
1992 retrace ainsi les trois années qui ont bouleversé l’histoire de l’Italie contemporaine, de 1992, date de la mise en lumière du scandale Tangentopoli, à 1994, date de l’arrivée au pouvoir politique de Silvio Berlusconi.
1992 est une série qui a été produite à l’initiative de l’acteur italien Stefano Accorsi, par le groupe Sky Italia. Elle a été diffusée en premier lieu sur la chaîne privée payante Sky Atlantic, qui appartient au groupe Sky Italia. Elle a été présentée pour la première fois au Festival du film de Berlin, la Berlinale, dans l’objectif d’être diffusée dans l’ensemble des pays d’Europe occidentale.
1992 constitue la première saison de la série, en dix épisodes. Elle est diffusée pour la première fois sur Sky Italia en 2015. Elle est suivie ensuite de la deuxième saison, 1993, de 8 épisodes diffusée en 2017, et de la dernière saison, 1994, en 7 épisodes, que je n’ai pas encore pu voir, en 2020 [elle a commencée à être diffusée en mars 2020, sur OCS en France].
C’est une série qui a connu un vrai succès.
D’une part, elle a été diffusée sur une chaîne payante, Sky Atlantic, mais en access prime time. Elle a fait d’importantes audiences, plus d’1 million de téléspectateurs par épisode en Italie, le triple d’House of cards.
Elle a également été diffusée à l’étranger, en Europe en particulier, en France sur la chaîne OCS. Elle a eu de très bonnes critiques dans la presse, dans des titres aux tendances politiques variées. En France, par exemple, elle a tant obtenu les louanges de Marianne que du Figaro, ce qui est assez étonnant car c’est réellement une série politique. En réalité, le fait qu’elle critique l’ensemble d’un système, qui a transformé la vie politique italienne depuis les années 1990, explique peut-être ce relatif consensus dans la presse.
L’objectif de la série, c’est de montrer comment 5 Italiennes et Italiens, aux origines sociales et parcours personnels et professionnels différents, ont vécu les trois années qui ont transformé l’histoire politique italienne.
Ces personnages sont uniquement des personnages de pure fiction, dont le destin scénaristique se mêle à la réalité historique des années 1990. Plus précisément, il permet de mettre en lumière le contexte de l’Italie bouleversée des années 1992 à 1994.
Le personnage principal s’appelle Leonardo Notte, c’est un publicitaire qui se fait recruter par Publitalia, qui appartient au groupe Fininvest de Berlusconi, pour vendre des espaces publicitaires à la télévision - sur les chaînes de Berlusconi (Canale 5, Italia 1, Rete 4,). Tout au long de la série, le rôle de Notte au sein de la Fininvest s’affirme, d’abord à travers ses talents de publicitaire, puis avec l’affirmation d’un nouveau rôle de communicant politique. Son objectif est en effet de devenir le spin doctor de Berlusconi. Il a d’ailleurs ouvertement pour modèle la campagne de Mitterrand réalisée avec l’aide du publicitaire Jacques Séguéla, en France. Leonardo Notte est interprété par Stefano Accorsi, qui est un des acteurs italiens les plus célèbres, y compris à l’échelle internationale. Il est personnellement à l’initiative de la série, et a participé à coordonner sa préparation, sa production et son écriture.
Autour de lui, on suit aussi une jeune femme, Veronica Castello, qui rêve de faire carrière à la télé berlusconienne, et qui est prête à tout pour arriver à ses fins.
Pietro Bosco, un ancien militaire qui revient de la Guerre du Golfe, et qui va devenir député pour la Ligue du Nord, la Lega Nord, un parti nationaliste et souvent xénophobe, qui apparaît à la fin des années 1980 et s’affirme dans le contexte nébuleux des années 1990.
On suit aussi dans la série le personnage de Luca Pastore, policier qui travaille aux côtés du magistrat [qui lui a réellement existé, j’y reviendrai] Antonio Di Pietro, pour dévoiler les scandales de corruption dans lesquels sont impliqués de nombreux hommes politiques, à travers l’opération Mani Pulite.
Il se lie rapidement avec Beatrice Maniaghi, dite Bibi, la fille d’un grand industriel milanais dans le secteur pharmaceutique, impliqué dans différentes affaires, y compris un scandale lié au sang contaminé.
Enfin, un dernier personnage
Cette galerie est complétée par de très nombreux personnages secondaires, de fiction, mais aussi parfois ayant existé, ce qui permet aux personnages principaux de la série de s’insérer dans un contexte historique et politique extrêmement réaliste.
Les personnages de la série ne sont fondamentalement ni bons, ni méchants, l’objectif des scénaristes est de montrer à quel point ils réagissent à un contexte, à des circonstances. Toutefois, la série s’avère relativement cynique et il est parfois difficile de s’attacher à eux, j’y reviendrai.
Le personnage central, c’est vraiment Leonardo Notte, qui représente l’esprit berlusconien par excellence, l’arrivisme, l’opportunisme, la superficialité [en tout cas, en apparence], le goût du luxe et du sexe sans limite, et surtout peu d’états d’âme, même si ça évolue un peu au cours de la deuxième saison de la série, où il est rattrapé par son passé.
Si Berlusconi, j’y reviendrai, demeure longtemps peu visible dans la série, ses idées sont vraiment portées par Notte, dont le personnage va d’ailleurs tout faire pour l’amener au pouvoir.
La série 1992 apparaît comme une profonde critique du système politique et économique Italien. Finalement, tous les personnages apparaissent corruptibles, en tout cas sont bien loin de la perfection.
À travers des intrigues amoureuses et policières (il y a tout un un arc scénaristique qui développe des intrigues policières frictionnelles en parallèle du réel contexte politico-judiciaire des années 90), la série décrit un contexte politique, économique et judiciaire tout à fait fidèle à la réalité italienne des années 1992 à 1994.
La série se veut grand public et relativement didactique, dans la description historique des faits, et des mécanismes politiques, et elle me paraît extrêmement riche et intéressante pour comprendre quels événements, quels principes et quel contexte général ont permis à Berlusconi de gagner les élections en 1994.
Cependant, à travers sa volonté forte de dénonciation politique et morale de l’Italie des années 90, on verra que la fiction se laisse parfois aller à quelques stéréotypes dans la narration (joue parfois trop sur la corde sensible, les scènes larmoyantes…), l’objectif semble être de choquer, avec des scènes moralement au moins cyniques, si ce n’est violentes, et des personnages ou des dialogues qui paraissent un peu stéréotypés, surtout dans la première saison. Ex : magistrats droits qui remettent de l’ordre, semblent incorruptibles face à des politiques toujours prêts à céder aux pots de vin et aux combines. En même temps, ça décrit bien les liens inextricables entre pouvoirs économique, médiatique et politique, à partir des années 1990, et malheureusement pas seulement en Italie.
C’est donc une série qui se présente comme ayant un objectif clairement politique et moral : idée de ce qui est acceptable ou pas, et profonde dénonciation de la décrédibilisation de la montée au pouvoir de Berlusconi, mais aussi de la corruption des partis traditionnels, et de la montée en puissance d’un parti nationaliste d’extrême droite comme la Lega Nord.
Malgré tout, c’est une série qui innove vraiment dans sa manière d’explorer la politique contemporaine. Elle se place ouvertement dans la lignée des séries américaines HBO, comme House of cards, qui exploraient la face sombre des EU, ou en France, de séries plus fictives comme Baron noir, qui s’inspirent certes de la réalité, mais sans jamais la nommer, et en raconter les causes et mécanismes historiques.
Avec 1992, on est non seulement dans une série qui étudie les rouages du système politique italien, mais bien aussi dans une série historique, qui raconte des événements, et décrit tout un contexte politique, économique, social et culturel, en suivant la vie quotidienne de personnalités fictionnelles dans un contexte réaliste.C’est extrêmement intéressant de voir comme la fiction peut ici participer à la construction de la mémoire collective.
La série raconte en effet une période qui a totalement bouleversé l’histoire des Italiens, à travers la reconstitution d’un contexte, d’une ambiance, de scènes, d’événements, d’images et de souvenirs médiatiques qui ont été collectivement partagés par les familles italiennes. De fait, le rôle de la télévision y est central, d’une part car c’est en partie en s’appuyant sur elle que Berlusconi a gagné sa crédibilité, mais aussi parce que c’est elle en premier lieu qui a gravé dans le marbre ces images des événements dans la mémoire collective italienne.
Il est d’ailleurs intéressant de voir que la série cherche à reconstituer des scènes marquantes du passé collectif, des « lieux de mémoire », en recréant de fausses archives de télévision - en reconstituant des scènes ayant réellement eu lieu, et en y insérant les protagonistes de la série.
D’autres séries italiennes à succès comme Romanzo criminale ou Gomorra ont récemment raconté, avec succès, des pages sombres de l’histoire contemporaine italienne. La différence, ici, c’est qu’on est vraiment dans la volonté d’inscrire des protagonistes de fiction dans un contexte extrêmement réaliste, en racontant des événements réels de l’histoire de l’Italie.
À travers le format, et le choix de traiter une année par saison, offre un format narratif long, la série peut se permettre de représenter une forme de quotidien des personnages dans le contexte décrit, et les évolutions lentes et longues de ce contexte, et de ses protagonistes, sans se concentrer uniquement sur quelques événements politiques et judiciaires, mais en cherchant bien à décrire un panorama social et culturel beaucoup plus large. Elle permet aussi de multiplier les points de vue sur cette période de l’histoire.
PROBLÉMATIQUE
Ce qui est particulièrement intéressant dans cette série, c’est de voir comment, à travers des procédés scénaristiques de fiction, les scénaristes de 1992, et des saisons suivantes, parviennent à dépeindre de manière très réaliste le paysage politique, mais aussi médiatique, économique, culturel et social de l’Italie des années 1990.
Un regard inédit sur le séisme du passage de la « première » à la « deuxième » république italienne
La période de 1992 à 1994 est un tel bouleversement pour la politique italienne qu’on parle souvent d’un passage d’une première à une deuxième république, dans la mesure où le système italien des partis traditionnels a été totalement remis en cause par l’opération Mani Pulite. En effet, cette opération, qui a décrédibilisé les partis traditionnels en place, en particulier le PSI [parti socialiste], a ouvert la voie à de nouveaux partis, dont les dirigeants ne sont pas des professionnels de la politique, comme la Lega Nord, et bien sûr Forza Italia, le parti créé par Silvio Berlusconi.
On sent bien qu’il y a une volonté forte de retranscription au plus proche de la réalité dans la série. Le contexte politique et économique est celui de la réalité de 1992, et la série cite nommément les hommes politiques, entrepreneurs ou entreprises médiatiques de l’Italie des années 1990.
Toutefois, on est bien dans une fiction pure, et en aucun cas dans un docu-fiction. Les scénaristes utilisent d’ailleurs différents procédés pour attacher le spectateur aux personnages et ainsi, les faire voir une société de l’intérieur. Cela leur permet aussi de faire face à différents problèmes de droits, d’auteur et de droit à la vie privée,
C’est une série qui commence par deux épisodes qui donnent énormément d’informations sur le contexte politico-judiciaire de l’opération Mani pulite. Pour les téléspectateurs italiens, premier public visé, c’est une manière de les plonger directement dans le souvenir collectif de ce tremblement de terre qui bouleversa toute la vie politique italienne. Les arrestations se succèdent, les noms d’hommes politiques touchés par le scandale aussi, et, pour un téléspectateur étranger, il est vrai qu’il n’est pas forcément évident d’entrer dans ces épisodes. Il faut aussi accepter la vision très noire que la série propose de la vie politique, à travers la mise en scène de ces événements qui décrédibilisent sur le long terme les hommes politiques italiens. Les personnages s’humanisent néanmoins au fur et à mesure des épisodes, et le flux d’informations se dilue également.
D’un point de vue historique, je la trouve personnellement très réussie parce que l’histoire justement joue un vrai rôle dans la série.
Certes, les scénaristes utilisent des véritables dispositifs fictionnels, avec différents arcs narratifs (intrigues politico-judiciaires, intrigues amoureuses ou familiales notamment, intrigues policières - meurtres liées à des histoires privées…), et cliffhangers à la fin de chaque épisode.
Les trois scénaristes sont d’ailleurs connus pour d’autres séries italiennes, en particulier Ludovica Rampoldi, qui a participé à l’écriture d’une autre série italienne à succès, Gomorra.
Stefano Accorsi raconte que les scénaristes de la série ont mené plusieurs entretiens avec différents protagonistes ayant participé aux événements politiques, judiciaires et économiques qui ont marqué les années 1990 en Italie, avant d’entamer l’écriture de la série, de même qu’une collecte d’archives. Un vrai travail de recherche historique a été fait, c’est indiscutable, tant la série apparaît réaliste dans la description du contexte.
Parmi les personnages ayant réellement existé, et représentés dans la série, il y a bien sûr Silvio Berlusconi, véritable héros de la série puisque c’est sa montée en puissance et son arrivée au pouvoir politique qui constituent le fil directeur de la série. Toutefois, dans la première saison, j’y reviendrai, le personnage est quasi-absent, il ne gagne en présence qu’au fur et à mesure de la série, en particulier à partir de la deuxième saison.
La série représente aussi, et de manière beaucoup plus régulière, dès le premier épisode, le magistrat Antonio Di Pietro, qui était à la tête de l’opération Mani Pulite.
Des hommes politiques, comme les socialistes Mario Chiesa et Bettino Craxi en particulier, et Marcello dell’Utri, d’abord arrêté pour ses liens avec la Mafia puis fervent soutien de Berlusconi, se mêlent également aux personnages principaux et frictionnels de la série.
On voit que la série est toujours un peu sur le fil entre fiction et réalité, comme le montre l’usage des archives, souvent de très courts extraits : à travers ces archives, il y a la volonté de toujours replacer l’intrigue dans un contexte réaliste, par exemple avec les images des émissions TV, ou encore des arrestations d’hommes politiques et d’attentats.
La série est ainsi régulièrement rythmée par un retour à la réalité, avec l’incursion d’archives d’événements marquants dans la mémoire de l’Italie contemporaine, comme des images d’archives parlementaires montrant Bettino Craxi cherchant à se disculper ou encore des images sur l’attentat terroriste qui coûta la vie au juge anti-mafia Giovanni Falcone près de Palerme en mai 1992.
Mais cette volonté a très probablement été limitée par des questions de droit d’auteur étant donné que la majorité des protagonistes dont il est question sont encore vivants (ou leurs ayant droit). Stefano Accorsi précise d’ailleurs que plusieurs avocats ont travaillé sur la série pour s’assurer de contourner ces différents problèmes de droits.
Des extraits d’archives de presse sont également utilisés dans la série, notamment à travers le personnage secondaire d’une journaliste chargée de couvrir l’opération Mani Pulite, et les différents scandales qui y sont liés.
Il y a d’ailleurs un documentaliste qui est chargé de la recherche d’archives pour l’émission [Vincenzo Reale], et la production travaille avec le service d’archives audiovisuelles de la RAI (Teche RAI), qui est en charge de la conservation de la majeure partie des archives radio et télé en Italie (un peu comme l’INA en France, mais à un moindre niveau).
Finalement, les archives sont utilisées à travers des extraits courts mais elles semblent jouer un rôle à part entière puisque ce sont elles à chaque fois qui ramènent le spectateur dans le contexte historique. On s’en éloigne avec les intrigues personnelles des personnages et on replonge dans le contexte avec une archive.
La chronologie des faits est minutieusement suivie. De fait, les premiers épisodes sont parfois difficiles à suivre, car on a un flux d’informations, de dates, de noms de personnages. En même temps, ça donne une vision très réaliste du contexte historique dans lequel évoluent les protagonistes.
En particulier, la succession de têtes politiques qui tombent avec le scandale Tangentopoli dans les deux premiers épisodes donne une idée du séisme provoqué par ce scandale, et l’opération Mani Pulite qui s’en est suivie, dans l’histoire politique italienne contemporaine.
On est face à une multiplicité de personnages, 5 principaux, et toute une galerie autour, qui représentent des archétypes de la société italienne des années 1990.
De fait, on a différents profils de personnages, en termes sociaux, et culturels, mais aussi une diversité de points de vue, à travers les différents partis politiques, mais aussi à travers les milieux professionnels, le genre des personnages, et leur origine sociale.
Le personnage de Pietro Bosco est particulièrement intéressant dans la mesure où il représente la montée de ce qu’on pourrait appeler un amateurisme politique, en tout cas l’arrivée dans le monde politique de personnalités complètement extérieures à ce milieu et à la gestion de la chose publique, en particulier dans des partis alors naissants comme la Lega Nord. Pietro Bosco est d’ailleurs présenté au début de la série comme une brute - c’est un militaire qui s’avère souvent assez violent - et petit à petit, il devient de plus en plus stratège, voire manipulateur.
En revanche, il me semble que l’ensemble de la série se déroule essentiellement à Rome et à Milan, donc quasiment aucune vision des petites villes et campagnes italiennes, du Sud de l’Italie mais c’est assez logique car la vie politique et médiatique est essentiellement menée depuis les deux grandes villes italiennes, Rome, capitale politique, et Milan, capitale économique. [à vérifier quand même]
Série qui cherche pleinement à participer à la construction de la mémoire collective d’une période sombre de l’Italie, et encore récente. Volonté des scénaristes de construire une mémoire qui serait la moins manichéenne possible. On n’est vraiment pas dans la glorification d’un passé national, bien au contraire, c’est plutôt le risque inverse qui peut parfois être questionné dans l’écriture scénaristique, celui de voir la série contribuer au « tous pourris » qui mena Berlusconi au pouvoir.
Période qui a peu été racontée, en tout cas par la fiction.
Aprile, film autobiographique de Nanni Moretti commence par les archives télévisées de la campagne électorale de 1994, et l’arrivée au pouvoir de Berlusconi. On a donc là quelques traces de l’histoire de cette arrivée au pouvoir.
Mais les autres films sur Berlusconi, Le Caïman de Moretti aussi, et Silvio et les autres de Paolo Sorrentino sont des fictions dans lesquelles Berlusconi semble ne servir que de contexte culturel et social : l’ambiance superficielle, voire trash, liée au berlusconisme est dénoncée, mais on n’explique pas ou peu le rôle de Berlusconi dans l’histoire politique de l’Italie, il n’y a pas à proprement dit de volonté historique dans ces oeuvres.
Ici, petite histoire sert la grande histoire, ce sont vraiment les enjeux politiques, économiques et sociaux qui ont le dessus sur les intrigues amoureuses et interpersonnelles.
Contrairement à une série comme Un village français, tout n’est pas faux (tous les personnages ne sont pas faux, il y a l’incursion de personnages réels, même s’ils sont secondaires, Berlusconi est représenté, et les lieux sont réels). Risque de confusion qui pourtant est maîtrisé par les scénaristes.
Reproduction de scènes réelles, notamment première scène de la saison 1993 où une foule proteste en jetant de l’argent sur l’homme politique Bettino Craxi, qui fuit un grand hôtel, l’hôtel Raphael, à Rome.
Au fur et à mesure, notamment dans la deuxième saison, les intrigues personnelles, et donc un peu déconnectées de la réalité historique se multiplient cependant, et la série s’intéresse davantage à la psychologie des personnages.
Si la première saison, 1992, se concentre vraiment sur la description du scandale Tangentopoli et le déroulé de l’opération Mani Pulite, 1993 décrit davantage les liens entre politique et médias, politique et mafia, et les relations étroites et complexes entre le monde politique, économique et médiatique dans l’Italie des années 90, en particulier à travers le personnage de Notte qui navigue entre ces trois mondes (mais il n’est pas le seul).
Les scénaristes font d’ailleurs ouvertement un parallèle, dans leurs interviews, avec les trois années de la Révolution française: 1992 l’espoir, 1993 la terreur, 1994 la restauration.
Une histoire critique des médias italiens
L’histoire de l’audiovisuel italien est très proche de celle de la France, dans le sens où, dans les deux pays, un monopole public a marqué l’évolution de la radio et de la télévision, de la fin des années 1940 au début des années 1980.
C’est à dire que pendant trois décennies environ, il n’y avait que des chaînes télé et des stations radio publiques qui avaient le droit d’émettre depuis le sol italien et le sol français.
Berlusconi est une figure de la nouvelle place occupée par l’audiovisuel privé en Italie, dès la fin des années 1970, et plus encore à partir des années 1990.
En Europe occidentale, la liberté de la presse apparaît est un principe démocratique fondamental. Mais durant les décennies de monopole public en France et en Italie, l’Etat a pu être tenté d’en limiter la portée.
De plus, les médias apparaissent comme un vrai moyen d’influencer la population, les votes, les consommateurs. Et finalement, avec la fin du monopole public, si la pression politique semble s’être relâchée, celle du pouvoir économique, au contraire, semble s’être renforcée, en particulier avec la création de chaînes privées.
Le groupe privé de Berlusconi, la Fininvest, a émergé dès le début des années 1980. Comme il est alors interdit d’émettre à l’échelle nationale, Canale 5, la première chaîne du groupe Fininvest envoie par cassettes vidéo les programmes aux chaînes régionales du groupe, dispersées sur le territoire, afin que les mêmes programmes soient visibles par tous les Italiens.
Par ailleurs, Berlusconi crée une succursale Publitalia, spécifiquement dédiée à multiplier les recettes publicitaires grâce aux espaces vendus sur les médias de la Fininvest. Finalement, dès le milieu des années 1980, l’industriel Berlusconi contrôle les principaux réseaux télévisés italiens, Italia 1, Rete 4 et Canale 5. Il y parvient d’autant plus facilement qu’il est un proche du président du conseil Bettino Craxi (qui sera son témoin de mariage en 1990), qui favorise son développement à travers une politique qui assouplit les contraintes en théorie appliquées à la diffusion des médias privés.
Finalement, au début des années 1990, quand commence la série, on est face à un vrai duopole des médias italiens : la RAI, l’audiovisuel public, face à la Fininvest, qui représente les plus grosses audiences de l’audiovisuel privé. Les trois chaînes de la RAI, et les trois chaînes de la Fininvest se répartissent ainsi 90% des recettes et de l’audience des chaînes télévisées dans les années 1990.
La télévision devient en fait un acteur politique majeur au moment où la série commence, car le scandale Tangentopoli est concomitant au développement de l’audience télévisée, avec une multiplication de l’équipement des foyers italiens, mais aussi à l’innovation des contenus télévisés, comme les talk shows, diffusés sur les chaînes de la Fininvest, qui s’inspirent fortement du modèle américain, dans une volonté de proximité apparente entre l’animateur et l’interviewé, mais aussi avec le téléspectateur. Pour Pierre Musso, la télévision de Berlusconi, c’est en effet une télévision de la catharsis qui divertit, fait s’évader et rêver : une télévision relationnelle et émotionnelle, avec publicité pré-insérée pour financer cette industrie du rêve.
De fait, Silvio Berlusconi, qui possède non seulement trois chaînes de télévision, mais aussi le Milan AC, est considéré comme une personnalité qui peut traiter d’égal à égal avec les hommes politiques, de plus en plus maltraités par les émissions télévisées.
Dans la série, on voit d’une part la volonté de faire passer des messages publicitaires aux consommateurs, avec les espaces publicitaires vendus par Leonardo Notte à différents acheteurs.
Mais on voit surtout, de manière plus insidieuse, les moyens utilisés par la télévision berlusconienne, en jouant sur le spectaculaire et les émotions pour influencer la vision de la société et de l’information des Italiens.
Et on voit comment Berlusconi va utiliser la télévision à son avantage, et en faveur de son pouvoir politique, à travers la mise en oeuvre de formats audiovisuels à son image.
De courts et rares extraits d’archives nous montrent que les arrestations et phases décisives de l’opération Mani Pulite et du procès Tangentopoli sont diffusées en direct à partir de 1993.
On voit aussi la montée en puissance de la personnalisation du pouvoir de Berlusconi. Dans le film de Moretti, Aprile, dont j’ai parlé tout à l’heure, il y a une archive évocatrice où le présentateur de l’émission fait l’apologie de Berlusconi en direct sans se poser de questions, sous prétexte de son amitié avec lui.
Cette personnalisation du pouvoir va lui permettre de gagner des élections législatives fondées, contrairement aux élections précédentes, sur un scrutin majoritaire. C’est tout cet effondrement politique et cette montée en puissance de la télévision et de ses dirigeants, qui sont d’abord des industriels dont l’objectif semble davantage le chiffre d’affaires que la chose publique, que montre bien la série. La série est d’ailleurs assez didactique dans l’explication des évolutions du système politique italien. Dans la saison 1993, le personnage de Leonardo explique clairement ce passage du système parlementaire à une perception plus personnalisée du pouvoir avec le scrutin majoritaire.
Ce qui apparaît bien dans la série aussi, c’est ce que Pierre Musso appelle la machine à « fictionner » la société et à dramatiser le débat public qu’a mise en place ce que l’historien appelle la « néo-télévision » de Berlusconi. Finalement, la télévision joue certes un rôle majeur, mais indirect, dans son dispositif de conquête du pouvoir, elle ne manipule pas directement les foules, elle fait passer des messages indirects, une vision de la société, à travers les dispositifs de mise en scène de l’information. C’est tout à fait perceptible à travers des scènes où on voit la construction des espaces publicitaires à la télévision, puis où on voit la mise en oeuvre de la campagne de Berlusconi, à travers le passage d’images et d’idées choc [citer des exemples].
Dans la série, on voit très bien la défiance du groupe de Berlusconi, la Fininvest, et le groupe Mediaset en particulier, à l’égard de la télévision publique, considérée comme monolithique, et ringarde. Berlusconi crée même une émission qui s’appelle Non È la RAI - en gros, Ceci ce n’est pas la RAI, dont on peut voir de courts extraits au cours de la série.
Le groupe audiovisuel se revendique comme moderne, et porteur d’un renouvellement des formats audiovisuels en Italie. Et c’est vrai que c’est lui qui va véritablement importer le format inédit des talk shows, en Europe.
Avec le personnage de Leonardo Notte, la série dénonce clairement ce que l’historien Pierre Musso appelle « L’Italie-entreprise », telle qu’elle aurait été « managée » par Berlusconi. À la Fininvest, les programmes sont d’abord les vecteurs de la publicité, et Berlusconi ne s’en cache pas. Le personnage de Notte est en cela emblématique d’une télévision moderne mise en place par l’industriel Berlusconi, qui mise tout sur la vente de produits, et non plus sur l’éducation et la culture, comme le prônait l’audiovisuel public.
La campagne de Berlusconi, est très clairement présentée et détaillée, construite sur le modèle de la publicité, avec l’aide de slogans, de logos et d’images phares. Le fait d’avoir suivi le personnage de Notte avant permet de comprendre très clairement le lien entre campagne politique et publicitaires à partir des années 1980-1990, de la même manière que Jacques Séguéla a accompagné les campagnes de François Mitterrand en France - c’est d’ailleurs un modèle pour Notte, qui le cite à plusieurs reprises.
Pour Pierre Musso : « le seul chef d’entreprise du secteur des médias qui ait accédé, à deux reprises, aux fonctions de Premier ministre dans une grande démocratie. », c’est en effet Berlusconi (même si aujourd’hui, avec Donald Trump aux US, on retrouve certains éléments similaires).
À travers le personnage de la journaliste que j’ai déjà évoquée précédemment, il y a aussi la volonté dans la série de mettre face à face une télévision berlusconienne cynique et obsédée par le rendement à une presse d’investigation, même si ses moyens sont parfois dénoncés, à travers les collaborations personnelles avec des membres de la justice et de la police, par exemple.
Avec le développement des chaînes privées de Berlusconi, mais aussi à travers l’arrivée de nouveaux supports comme le téléphone portable, on observe aussi les profondes mutations du paysage audiovisuel italien (et européen) des années 1990.
La critique de la télévision berlusconienne est particulièrement incarnée par le personnage de Veronica Castello, joué par Miriam Leone. Il apparaît honnêtement au premier abord très stéréotypé mais il est vraiment l’archétype de la femme véhiculée par les médias berlusconiens dans les années 90, celle des veline, ces femmes potiches en petite tenue qu’on retrouve sur les plateaux des émissions produites par Mediaset, encore aujourd’hui. Ainsi, Veronica Castello mise tout sur son physique pour réussir et devenir une vedette de télévision. Dès le premier épisode, la série met également en scène de manière extrêmement cynique la vente d’un espace publicitaire à un industriel italien, au cours de laquelle Leonardo Notte démontre le goût malsain et assumé de l’univers berlusconien pour cette représentation sexuée et mercantiliste de la femme-objet, à travers la valorisation d’adolescentes bien peu vêtues, les veline donc.
« Faire la velina », c’est être une femme selon la télé de Berlusconi, c’est s’afficher en petite tenue en arrière plan des émissions sur les chaînes de Berlusconi et cela ouvrirait facilement les portes de la réussite, si on en croit le message porté par le groupe de Berlusconi qui fait appel à ces adolescentes et jeunes femmes pour figurer dans ses émissions. De fait, dès la fin des années 1980, et aujourd’hui encore, de nombreuses lolitas plus ou moins dénudées ou en tenues suggestives, circulent, dansent, sourient et surtout se taisent derrière les animateurs de télévision. À partir de 1991 et durant quatre ans, une émission que j’ai déjà évoquée, et dont on peut voir quelques courts extraits d’archives, « Non è la Rai » (« Ce n’est pas la Rai ») est diffusée sur Canale 5, puis sur Italia 1. Visant surtout un public d’adolescentes, elle mercantilise, le corps de la femme-objet, censée livrer le modèle de la beauté, de la féminité et de la réussite sociale.
La place de Berlusconi et la critique de la société italienne des années 90
Berlusconi est bien sûr central dans la série mais la série ne se construit absolument pas autour de sa figure, ce qui évite toute mythologie du personnage.
D’une part, il met beaucoup de temps à apparaître totalement (on voit d’abord des parties de son corps, ses pieds, de dos…), et de fait ce sont vraiment ses idées, et les enjeux politiques et économiques de sa montée en puissance qui sont d’abord racontés par la série.
D’autre part, même dans la deuxième saison, où Notte devient un de ses plus proches conseillers, il demeure un personnage secondaire. C’est vraiment la forme de la campagne qui est mise en valeur, beaucoup plus que la personnalité de Berlusconi.
Mécanisme qui permet aux scénaristes de faire que les télé spectateurs s’approprient mieux les enjeux de la période historique.
Série parfois peut être un peu excessive dans la vision noire qu’elle offre de la société italienne des années 1990. Les personnages apparaissent tous avoir un fond de cynisme ou d’opportunisme, et la nature humaine est loin d’être valorisée. Il est d’ailleurs difficile de s’attacher au personnage central, Leonardo Notte, et c’est pour moi un des points faibles de la série.
Stefano Accorsi, dans les interviews qu’il donne sur la série, assume la référence sombre à House of cards.
Toutefois, là, on est dans une série qui se veut réaliste et les personnages sont tellement sombres que leur psychologie apparaît parfois vraiment caricaturale. C’est vrai aussi pour certains dialogues échangés entre les protagonistes dans les scènes de leur vie privée.
Toutefois, concernant le paysage social et culturel de l’Italie des années 1990, il y a des éléments très intéressants, en particulier sur la vision des femmes diffusée par la télé de Berlusconi, et qu’on retrouvera après à travers la médiatisation des fêtes bunga bunga organisées par l’entrepreneur.
Vraie plongée dans la culture italienne des années 90
Il y a aussi tout un travail qui est fait sur l’ambiance sonore, avec le choix de tubes des années 1990, et la mode vestimentaire, qui replongent réellement le spectateur dans la société italienne de l’époque. Pour la majorité d’entre eux, qui ont vécu ces événements encore relativement récents, cela peut même avoir l’effet d’une madeleine de Proust. Comme d’autres séries actuelles (Stranger things par ex sur les années 80), 1992 joue aussi sur une forme de rétro-mania, à travers la reconstitution de la vie culturelle d’une décennie à part dans l’histoire de l’Italie.
Ex : ils fument pendant les interrogatoires, dans les restaurants, les hommes portent des cravates à motifs, les enfants des basket qui font de la lumière…
Veronica, le cliché de la veline, du moins en apparence, est habillée très moulant et très court
Le design des appartements et lieux de travail est aussi très marqué années 90 (les lampes, les canapés…), les objets, les CD
Il y a beaucoup d’éléments en second plan sur le bouleversement sociétal que constituent les années 1980 et surtout 1990 dans une Italie de tradition très catholique : personnages divorcés, qui multiplient les conquêtes d’un soir, beaucoup de scènes de sexe présenté comme libéré
Les rôles de pouvoir sont clairement occupés par des hommes
Mais petite émancipation des femmes visible à travers deux personnages qui ne sont pas mariées et qui travaillent, même si une des deux semble fortement dépendre du désir des hommes dans sa vie professionnelle.
La question du SIDA et de son traitement aussi ont un vrai rôle dans la série
CONCLUSION :
Pour Marjolaine Boutet, les séries historiques sont produites pour interroger le présent à la lumière du passé. ici, c’est clairement le cas.
D’ailleurs, Marjolaine Boutet a beaucoup travaillé sur la série un village français, et finalement, c’est selon moi une des séries qu’on pourrait le plus rapprocher de 1992, car elle reconstitue des événements de l’histoire contemporaine de manière tout aussi réaliste, mais à travers des procédés fictionnels, et des arcs scénaristiques relativement proches. Même si pas autant de travail de fond et régulier avec les historiens pour 1992 que pour Un village français (pour 1992, le travail s’est fait en amont du scénario).
De fait, dans 1992, il y a un vrai message politique qui a une portée bien au-delà des années 90 [voire au-delà de l’Italie].
Dans ses interviews, Stefano Accorsi assume l’idée que la série se veut éducative, et fait le parallèle entre le manque de professionnalisme politique de Berlusconi et de la Ligue du Nord, et l’actuel Mouvement 5 Stelle, 5 Étoiles, fondé par Beppe Grillo.
D’un point de vue personnel, je regrette que les personnages féminins soient finalement très peu mis en avant, et présentés comme peu acteurs de leur vie, même si malheureusement, c’est probablement un reflet de la société italienne des années 90 que de laisser les femmes au second plan, et de l’esprit berlusconien, de ne leur offrir qu’un rôle de vitrine ou de faire-valoir.
Finalement, en termes historiques, c’est une série qui me semble très réussie, mais il est vrai qu’on a parfois l’impression que ce souci de réalisme du contexte, se fait en défaveur de la psychologie des personnages fictionnels, parfois un peu caricaturaux, surtout au cours de la première saison.
J’ai maintenant hâte de pouvoir découvrir la troisième.
- Bibliographie sélective
Francesca ANANIA, Breva storia della radio e della televisione italiana, Roma, Carocci, 2004
Riccardo BRIZZI, "Télévision et personnalisation politique en Italie (1954-1994) », dans Revue historique, 2014/4 (n° 672), pages 855 à 873
Enrico MENDUNI, Video storia. L’Italia e la tv, 1975-2015, Milano, Bompiani, 2002
Franco MONTELEONE, Storia della radio e della televisione in Italia, Costume, società e politica, Venezia, Marsilio, 2005
Pierre MUSSO, « Bunga bunga » berlusconien et vélinisme néo-télévisuel », dans Hermès, La Revue, 2014/2 (n° 69), pages 91 à 96
Principaux travaux d'Anna Tible :
- Chapitres d’ouvrage
« La mise en ligne des archives audiovisuelles : entre patrimonialisation et nostalgie créatrice. Regards sur la France et l’Italie », in Nostalgies contemporaines - Médias, cultures et technologies aux Presses Universitaires du Septentrion, à paraître au deuxième semestre 2020
- Articles dans une revue scientifique
« Mobilisées contre les discriminations salariales de genre : Les documentalistes de l’INA en grève [du 4 au 25 novembre 1981] », in Le Temps des Médias, à paraître courant 2020
« Les documentalistes de l’audiovisuel public : Sortir de l’ombre une profession, révéler les archives audiovisuelles », Journal of the Canadian Historical Association / Revue de la Société historique du Canada, à paraître au deuxième semestre 2020
- Actes et Pré-Actes de colloques
« Documentaliste audiovisuel.le, de 1952 à nos jours : Une profession en quête d’identité ? », Doctorales de la SFSIC, Mulhouse, 13 juin 2019
« Les documentalistes audiovisuel.les, protagonistes essentiel.les de la création audiovisuelle à base d’archives », Congrès de la SFSIC, MSH Paris Nord SFSIC, 13-16 juin 2018
29 CATCH 22
Avec Hélène Solot

Hélène SOLOT
Hélène Solot est une ancienne élève de l’Ecole normale supérieure de Lyon, ATER à l’université Paris Nanterre et doctorante en histoire à l’EHESS. Son travail de recherche porte sur les forces armées américaines au milieu du XXème siècle (de la Seconde Guerre mondiale aux lendemains de la guerre de Corée). Elle étudie plus spécifiquement les contributions faites par des chercheurs en sciences sociales, qui travaillent au sein des forces armées ou dans le cadre de contrats passées avec elles, aux efforts destinés à améliorer la gestion et l’efficacité des soldats.
Résumé de l'épisode 29
Présentation de la série :
Une mini-série de 6 épisodes, diffusée pour la première fois en 2019 par Hulu aux Etats-Unis et Canal + en France.
A la production, à la réalisation de certains épisodes et devant la caméra on retrouve notamment : George Clooney et Grant Heslov (+ Richard Brown, prod. + Ellen Kuras, réal.).
Le scénario a été développé par Luke Davis et David Michôd à partir du roman de Joseph Heller qui est paru en 1961 et pour lequel Heller s’est appuyé sur sa propre expérience au sein des forces aériennes américaines pendant la SGM.
Dans la série, on suit John Yossarian et plusieurs autres membres d’une escadrille de bombardiers B-25. Après une brève évocation de la formation aux Etats-Unis dans le premier épisode, l’essentiel de la série se déroule en 1944 : Yossarian est alors basé depuis quelques temps sur l’île de Pianosa depuis laquelle l’escadrille mène des missions de bombardement en Italie. Ces missions font de nombreuses victimes parmi les équipages et la série suit les efforts de Yossarian pour échapper à ce sort alors que son supérieur n’a de cesse d’augmenter le nombre de missions qu’il doit réaliser avant de pouvoir être relevé. Yossarian va jusqu’à essayer de se faire passer pour fou mais cela ne lui permet pas de s’échapper en raison du fameux catch-22 : c’est un règlement inventé par Heller selon lequel un homme qui est fou doit être interdit de voler, mais pour être ainsi relevé de ses fonctions, il doit en faire la demande, or, par-là même, il démontre qu’il est conscient des dangers liés aux missions de combat et en a peur, ce qui est une réaction rationnelle et prouve qu’il n’est pas fou. Ce règlement illustre l’absurdité de la bureaucratie militaire et l’absurdité de la guerre que dénoncent Catch-22, caractérisé par un ton satirique et un humour très noir – encore plus prononcés dans le roman que dans la série.
Encore la guerre ?
En effet, la guerre, sous ses différentes formes et à différentes époques, est un objet abondamment traité en général et en particulier aux Etats-Unis, un pays qui a connu moins de vingt années complètes de paix dans son histoire.
Parmi ces guerres, la Seconde Guerre mondiale est probablement celle qui a été la plus représentée sur les grands et petits écrans. Cela a commencé pendant la guerre elle-même, avec la production de nombreux films de propagande. Et cela n’a pas cessé depuis du Jour le plus long à Mémoires de nos pères en passant par les séries Frères d’armes et Le Pacifique.
La série Catch-22 s’inscrit dans une veine spécifique qui est celle des représentations satiriques de la guerre aux Etats-Unis : un classique du genre est M*A*S*H sorti en 1970 – la même année qu’une première adaptation, filmique, de Catch-22, par Mike Nichols. M*A*S*H, sous couvert d’évoquer les péripéties de chirurgiens militaires en Corée, est une dénonciation claire de la guerre alors menée par les Etats-Unis au Vietnam.
Plus récemment, on peut penser aux films Les chèvres du Pentagone (sorti en 2009), réalisé par Grant Heslov et avec, notamment, Clooney à l’affiche) ou encore War Machine (sorti en 2017) réalisé par David Michôd.
Tenir compte de ces multiples représentations (de la guerre en général & de la SGM en particulier) en regardant Catch-22.
Catch-22 est une série de 2019, basée sur un roman paru en 1961 mais rédigé à partir du début des années 1950 et dont l’action se passe en 1944.
Les rapports de la société américaine à la guerre et aux forces armées, en général, et les regards portés spécifiquement sur la Seconde Guerre mondiale ont connu d’importantes évolutions au cours des 75 ans depuis la fin de la guerre et notamment en lien avec l’histoire militaire des Etats-Unis depuis avec les conflits en Corée, au Vietnam, en Irak et en Afghanistan. Ces évolutions ont trouvé des traductions dans, et ont été accompagnées par, des romans, séries, films, etc.
Donc je pense qu’en regardant Catch-22, il est intéressant de se demander ce que la série dit de certaines dimensions de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de l’évolution du regard porté aux Etats-Unis sur ce conflit ainsi sur les forces armées et la guerre en général.
Thème 1 - L’armée, voilà l’ennemi : l’antimilitarisme de Catch-22
Yossarian et les autres membres des équipages de bombardiers sont exposés à d’extrêmes dangers et plusieurs sont tués lors des missions – mais ils ne voient jamais leurs ennemis.
Cette absence dit des choses de l’expérience de la guerre dont on pourra reparler. Mais elle met aussi en évidence la présence, voire l’omniprésence, d’un autre ennemi : l’institution militaire.
Les soldats américains face à l’autoritarisme et à l’arbitraire qui règnent au sein de l’institution militaire.
Quasiment dès le début du premier épisode, il y a une scène, qui en rappelle de désormais nombreuses autres, où le [major] Scheisskopf (dont le nom est une traduction en allemand de l’injure américaine « shithead » qu’on pourrait traduire par connard ou salaud) tance et insulte les hommes de l’escadrille, encore en formation aux Etats-Unis, parce qu’ils ne respectent pas parfaitement l’ordre serré et lui font donc perdre ses chances de remporter la compétition de défilé militaire qui est son obsession. Lorsque Clevinger propose une solution, il se retrouve puni et lorsqu’il tombe dans les pommes le jour de la compétition, il passe, avec Yossarian, devant une cour martiale dans laquelle Scheisskopf est juge et partie.
Cet épisode fait très clairement écho à l’expérience de bon nombre des 16 millions d’Américains qui ont revêtu un uniforme pendant la SGM et à leurs nombreuses récriminations contre la hiérarchie et la discipline militaire.
L’expérience militaire est nouvelle pour la quasi-totalité d’entre eux dans un pays où il n’y a jamais eu de conscription en temps de paix avant septembre 1940. Un historien a parlé de « choc culturel » pour désigner cette expérience : Clevinger tient lieu de pas mal des jeunes Américains, même s’il a probablement une capacité d’expression qu’ils n’ont pas tous, quand il revendique ses droits en tant que « citoyen libre d’un pays libre » et qu’il est renvoyé au pouvoir apparemment sans limite des officiers supérieurs.
Dans Catch-22, ces officiers sont présentés comme stupides, incompétents et sadiques et leur pouvoir n’est pas seulement celui d’infliger des punitions insensées mais aussi, plus tard, d’augmenter de manière répétée le nombre de missions et donc le risque pour les hommes d’être blessés ou tués dans l’une d’entre elle. Yossarian dénonce le fait que cette augmentation est clairement liée au désir du colonel Cathcart d’être promu, ce qui rappelle les officiers des Sentiers de la gloire, le film de Stanley Kubrick, sorti en 1957 donc quelques années seulement avant la parution de Catch-22.
L’expérience de l’arbitraire et de l’autoritarisme : « nouvelle » pour tous ? Une absence dans Catch-22.
Si l’on parle de choc culturel pour désigner la rencontre avec une institution où règnent l’arbitraire et les abus de pouvoir, il faut préciser de quels soldats on parle. En effet, cette expérience n’a en particulier généralement rien de neuf pour les soldats afro-américains, notamment lorsqu’ils sont originaires du sud des Etats-Unis.
Leur absence dans la série reflète une autre injustice dont se rend coupable l’institution militaire pendant la guerre : la ségrégation des forces armées et le cantonnement de la majorité des soldats afro-américains dans des unités logistiques. Il faut rappeler que certains ont malgré tout participé aux combats : on peut penser notamment aux quatre escadrilles de chasse composées de pilotes afro-américains qu’on appelle souvent les aviateurs de Tuskegee, du nom de la ville de l’Alabama où ils ont reçu leur entraînement. Ils participent aux opérations aériennes en Méditerranée dès le printemps 1943 et jusqu’à la fin de la guerre.
Les individus en prise avec la machine bureaucratique militaire.
Une scène qui l’illustre d’une façon particulièrement absurde est celle de la promotion du sergent Major Major. L’écart entre son nom (son identité) et son grade est trop difficile à gérer pour l’institution militaire et il se retrouve promu au grade de Major. C’est aussi une façon de dénoncer, comme le font de nombreux soldats pendant la guerre, l’injustice de promotions qui ne semblent pas basées sur la compétence des individus.
La première tâche du Major Major est de participer à une réunion d’une commission au nom ronflant, qui illustre le développement d’un appareil bureaucratique tentaculaire.
Cet appareil est présenté comme inutile mais aussi néfaste pour les individus, un outil que peuvent utiliser contre eux des officiers mal intentionnés : par exemple, lorsque Yossarian atteint finalement le quota de missions, il n’est pas relevé de ses fonctions car la machine bureaucratique est trop lente et il manque un tampon à son dossier.
L’existence même d’un quota de missions, dont on pourra reparler, est d’une des façons dont la série montre la façon les individus sont en prise avec une institution bureaucratique fascinée par les chiffres et où les individus, qui sont d’ailleurs réduits à un chiffre, leur numéro de matricule, sont traités comme des pièces interchangeables. On peut penser aussi à la scène de briefing avant la mission à Bologne où le colonel Catchcart annonce sur un ton posé que certains des hommes vont nécessairement se trouver « du mauvais côté des statistiques », c’est-à-dire y laisser leur peau. Ou bien au remplaçant Mudd qui, à peine arrivé sur la base, se retrouve à participer à une mission parce qu’il faut un mitrailleur et qu’il se trouve en être un, et qui est tué lors de cette mission.
Thème 2 - La guerre dans un bombardier.
L’arme de la Seconde Guerre mondiale et l’arme des débuts de la guerre froide ?
La publication de Catch-22 est une des premières remises en cause de l’arme aérienne qui bénéficie, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, d’une très bonne réputation aux Etats-Unis.
Cette réputation est liée en partie à l’expérience de la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle les bombardiers sont chargés de missions tactiques (à l’appui de troupes terrestres) et mènent aussi des bombardements dits « stratégiques » qui doivent permettre de réduire les capacités de l’ennemi à faire la guerre et de saper la volonté de sa population de continuer à se battre en multipliant les destructions matérielles et les victimes – y compris civiles. Ces bombardements ont fait des centaines de milliers de victimes à travers le monde, y compris lors des bombardements de Hiroshima & Nagasaki en août 1945 qui font entrer le monde dans l’ère de la guerre nucléaire.
Dans cette nouvelle ère, l’armée de l’air, qui rivalise avec les autres armes pour obtenir la plus grosse part des financements militaires, insiste sur la centralité des bombardiers – puis des missiles balistiques intercontinentaux – dans la défense des Etats-Unis face aux Soviétiques. L’armée de l’air contribue ainsi à ce que que le pays se dote d’un arsenal massif.
Dans ses efforts d’autopromotion, l’armée de l’air n’a de cesse de se présenter comme l’arme de la modernité technologique, une arme efficace et même sûre pour les équipages. Or, la réalité de leurs expériences est très différente et c’est ce que vient réaffirmer Heller avec Catch-22.
Quelle guerre voit-on dans Catch-22 ?
Il est peut-être utile de rappeler que les alliés ont débarqué sur la péninsule italienne en septembre 1943 mais que le front s’est rapidement enlisé autour des fortifications allemandes de la ligne Gustave au nord de Naples jusqu’au printemps 1944. Rome est prise début juin 1944 mais les troupes allemandes se replient autour de la ligne Gothique qui passe entre Florence et Bologne, cette dernière n’est prise par les alliés qu’en avril 1945.
Ces combats terrestres sont hors champ dans la série qui se focalise sur les missions de bombardements menées par une escadrille de B-25 en Italie. Elle donne à bien à voir le recours systématique au vol en formation avec des formations parfois composées de plusieurs dizaines d’appareils : cette option est prise afin de protéger les bombardiers des chasseurs – ce qui n’est plus un problème en Italie en 1944 – et dans le but de concentrer la frappe sur les cibles visée. En effet, quoiqu’en dise l’armée de l’air avant et après la guerre, la capacité à faire preuve de réelle précision dans les bombardements reste un mythe, avec parfois de très nombreuses victimes parmi les civils et les troupes alliées.
Il y a d’ailleurs dans la série une pique contre ce mythe lors d’un débriefing qui passe en revue les photographies aériennes prises après un bombardement de Rome – on peut y entendre aussi un écho à la rhétorique des « frappes chirurgicales » mobilisée depuis la fin du XXème et remobilisée avec le recours accru aux drones dont on sait par ailleurs qu’ils font en réalité de nombreuses victimes au-delà des personnes ciblées.
Afin d’améliorer la précision des bombardements et parce que les B-25 n’ont pas de cabine pressurisée, ils mènent leurs missions de jour et à une altitude relativement basse (autour de 3 000 m d’altitude /10 000 pieds) et sont donc exposés aux tirs des batteries anti-aériennes, d’autant plus que dans la série leurs missions sont toujours menées par un temps radieux, ce qui permet à ces batteries de les identifier de loin et facilement.
Ce que la guerre fait aux combattants, à leurs corps et à leurs esprits.
La guerre aérienne est très meurtrière. Pour donner une idée des taux de pertes, sur un groupe d’environ 2 000 membres d’équipages de bombardiers basés en Angleterre qui réalisent leur première mission en même temps en février 1944, plus de la moitié sont tués ou déclarés disparus au combat et un quart seulement atteignent leur 25ème mission sans être gravement blessés.
La série donne à voir ce que cette guerre fait aux corps des membres d’équipages de bombardiers : la répétition des scènes où ces corps sont mis en évidence comme beaux, jeunes, virils, par exemple quand ils se baignent dans la Méditerranée, accentue le contraste avec l’extrême fragilité des corps face aux armes modernes et dans des appareils qui ne leur offrent que très peu de protection. La série montre très crûment les blessures des corps et le fait que la violence extrême déployée contre eux mène à leur complète disparition, parce qu’on ne sait pas ce qu’ils leur arrivent, comme lorsque l’avion piloté par Clevinger disparaît, ou parce qu’ils sont pulvérisés lors de la destruction de l’appareil.
Ce spectacle des effets de la guerre sur les corps contribue clairement aux formes très intenses de peur qui sont ressenties, c’est une chose qu’observent notamment les psychiatres qui prennent en charge les membres des équipages de bombardiers pendant la guerre. Ils soulignent aussi le fait que cette peur est accrue par la passivité forcée des hommes qui sont exposés aux tirs anti-aériens sans pouvoir riposter ni s’échapper et qui, pour les bombardiers ou les mitrailleurs, sont aussi séparés physiquement des autres membres d’équipage.
La mort et la disparition des corps renvoient aussi à la difficulté de la perte et du deuil pour les combattants survivants qui peuvent aussi ressentir des formes de culpabilité, comme lorsque l’erreur de Yossarian et son insistance pour repasser sur la cible contribuent à la mort de Nately.
Quelle gestion de cette expérience des combattants ?
Pendant la SGM, personne ne parle encore de « trouble de stress post-traumatique » (PTSD) mais la réflexion sur l’impact psychologique de l’expérience du combat continue à évoluer. Il y a encore des acteurs comme le général Patton qui, en août 1943, en Sicile, gifle deux hommes hospitalisés pour des troubles psychologiques et qu’il considère comme lâches. Mais le fait qu’Eisenhower l’oblige à présenter des excuses publiques à ces hommes montre les évolutions en cours des mentalités sur ce sujet.
L’armée américaine est entrée dans la guerre avec l’idée que les hommes susceptibles de développer ces troubles psychologiques y étaient prédisposés et qu’on pouvait donc simplement éviter de les enrôler. Au cours de la guerre, l’expérience et les apports des médecins et psychiatres révèlent que ces troubles peuvent se développer chez n’importe quel homme, notamment lorsqu’il est exposé suffisamment longtemps à des dangers importants et l’armée de l’air se met à parler pour désigner ces expériences de « fatigue du combat » ou « fatigue opérationnelle ».
D’où l’importance acquise par la question du nombre de missions.
C’est dans ce contexte notamment qu’arrive la réflexion sur le fameux nombre de missions. Les commandants sur le terrain rapportent cette « fatigue » de leurs hommes et aussi le fait que ne pas savoir à combien de missions ils devront participer avant d’être relevés leur donne le sentiment qu’on attend d’eux qu’ils continuent jusqu’à ce qu’ils craquent ou soient gravement blessés ou tués. Le commandement des forces aériennes leur répond l’impossibilité de former et d’acheminer assez rapidement des remplaçants pour se substituer à la fois aux hommes blessés et tués et aux hommes étant relevés après avoir accompli un certain nombre de mission.
Au final, entre fin 1942 et fin 1944, il y a des formes limitées de rotation qui existent, après un nombre de missions qui fluctue généralement entre 30 et 50 missions. A partir de la fin 1944, il est acté que les hommes qui sont rapatriés aux Etats-Unis après avoir accompli ces missions seront désormais dispensés de participer aux combats – ce qui n’est pas le cas jusque-là.
Il n’a par contre jamais été question, comme cela est répété plusieurs fois dans la série, que les hommes soient rendus à la vie civile (discharged) après avoir accompli le bon nombre de missions – ceux qui n’étaient pas redéployés dans un théâtre d’opérations extérieur étaient généralement affectés à un autre poste aux Etats-Unis, souvent comme formateurs.
Thème 3 – Catch-22 et les « bonnes » guerres américaines
Une guerre vécue comme nécessaire ?
Très régulièrement dans la série, on voit Yossarian discuter avec ses interlocuteurs de la nécessité de la guerre et spécifiquement de la nécessité pour lui, personnellement, de la mener. C’est notamment lié à sa dénonciation du fait que ses supérieurs sont plus préoccupés par leurs carrières (par exemple Cathcart veut une promotion & Scheisskopf veut gagner le concours de défilé) que par la guerre.
Le personnage de Yossarian vient aussi discuter les représentations qu’on a pu voir, notamment dans des films ou séries, des troupes américaines de la Seconde Guerre mondiale comme investies du sentiment d’avoir une mission à accomplir. Il faut nuancer ce discours : ce qui ne fait pour ainsi dire pas débat en décembre 1941 c’est la nécessité de l’entrée en guerre contre le Japon suite à l’attaque sur Pearl Harbor. La nécessité d’opérations contre les Allemands en Italie en 1944 est beaucoup moins évidente, d’autant plus que ce théâtre d’opérations est à ce stade clairement considéré comme secondaire et que des troupes en sont retirées pour être déployées en France. Il faut aussi se garder de projeter sur les troupes de 1944 ce que nous savons des crimes de guerre et contre l’humanité commis par l’Allemagne nazie. Que la mémoire de la guerre soit désormais celle d’une guerre nécessaire ne veut pas dire qu’elle a été vécue ou comprise comme nécessaire par tous les soldats américains qui y ont pris part. Ni que cela les a rendu enthousiastes à l’idée de risquer leur vie.
Les discours sur le patriotisme et le sacrifice des combattants.
La série questionne aussi les discours valorisant le patriotisme et le sens du sacrifice des combattants. Quand, lors du briefing précédant la mission à Bologne, le colonel Cathcart déclare aux hommes que certains ne vont pas en revenir et qu’il leur dit « merci pour votre sacrifice », on voit bien les limites de ce type de discours confrontés à la réalité de ce qu’on demande aux hommes. Ils ont pourtant un poids, par exemple sur des hommes comme Clevinger. Ce qui serait plus intéressant, et que la série ne permet pas de faire, c’est de replacer Clevinger dans une société et parmi des acteurs qui produisent et relaient ces discours, ce qui pèse sur les hommes et leurs comportements. En effet, les hommes de Catch-22 sont complètement déconnectés de la société américaine, on ne sait rien de leur famille, de leur vie avant l’entrée dans l’armée.
Ce qui est intéressant cependant c’est qu’avec le personnage de Yossarian qui cherche par de nombreux moyens à ne plus avoir à participer aux missions, Catch-22 rompt avec une représentation des soldats américains véhiculée dans de nombreux films et séries portant sur la SGM comme des hommes tout prêts à faire le sacrifice de leur vie pour la nation et les idéaux qu’elle est censée défendre. Cette représentation a beaucoup influencé les représentations des soldats américains jusqu’à aujourd’hui. C’est problématique, à la fois parce qu’elle ne correspond pas à la diversité et à la complexité de l’expérience des troupes pendant la SGM et parce qu’elle conduit souvent à ignorer plus ou moins complètement la question de ce qu’y a été demandé aux troupes américaines depuis 1945 et pourquoi cela leur a été demandé, c’est-à-dire la question des raisons pour lesquelles les Etats-Unis ont mené une série de guerres depuis 1945. C’est aussi une représentation qui fait des combattants des héros, en s’interrogeant peu sur les façons dont ils mènent ces guerres et des conséquences que cela peut avoir, notamment sur des civils.
Ce que la guerre fait à l’Italie et aux Italiennes.
L’image des soldats américains comme libérateurs de civils reconnaissants est là encore une image enracinée dans la SGM et dans ses représentations et qui circule jusqu’à aujourd’hui. En 2003, lors de l’invasion en Irak, le vice-président des Etats-Unis Dick Cheney a déclaré qu’il s’attendait à des explosions de joie dans les rues de Bassora et de Bagdad. Comme l’a dit l’historien Michael Adams, cette déclaration reflétait un manque de compréhension – ou un désir de taire – l’écart entre la SGM et la guerre en Irak et elle proposait une image très simplificatrice de l’expérience des civils face aux soldats américains pendant la SGM.
En effet, de nombreux historiens ont montré que cette expérience a été bien plus complexe et par certains aspects la série indique cette complexité, même si cela reste d’une façon limitée.
Même s’ils ne font pas de commentaires sur le sujet, les destructions que constatent les hommes de l’escadrille en arrivant à Rome sont celles dont ils sont, pour partie, responsables, puisqu’ils ont bombardé la ville dans les semaines précédentes. Les bombardements en Italie, qui ont été menés par les Alliés et les Allemands, ont fait des dizaines de milliers de victimes civiles, probablement autour de 80 000. Le fait qu’Ines, la petite sœur de Clara, ère les rues et n’ait visiblement plus de parents évoque ces victimes faites par la guerre, si ce n’est par les bombardements. Yossarian la rencontre quand elle cherche à lui vendre des cigarettes ou des bibelots, c’est aussi un écho à la misère à laquelle est réduite la population, en particulier dans les villes, où les gens souffrent de la faim. Cette misère joue aussi un rôle central dans l’essor de la prostitution [notamment à Naples, voir Julie Le Gac].
Une mise en accusation plus précise du comportement criminel de certains soldats.
Au-delà des allusions à ce que la guerre fait à l’Italie, le viol et le meurtre de Michaela par Aarfy viennent clairement dire les crimes dont se rendent coupables certains soldats américains sur les civils, souvent civiles. Cela remet en cause l’image des soldats américains comme ayant été universellement des libérateurs héroïques et vertueux au cours de la SGM et cela fait écho à tout ce que l’on sait concernant les crimes commis par certains soldats dans les guerres menées par les Etats-Unis depuis et jusqu’à aujourd’hui.
La série dénonce non seulement le comportement criminel de certains soldats mais aussi la façon dont l’institution militaire dissimule le crime : la police militaire arrête Yossarian pour sa désertion et pas Aarfy pour le crime, puis le colonel Cathcart explique que juger Aarfy serait un risque pour la réputation de l’unité, ce qui serait mauvais pour l’effort de guerre, ce qui mettrait en danger le « monde libre ». On entend là clairement un écho de la façon dont, depuis la SGM, les Etats-Unis tendent à présenter leurs opérations extérieures comme étant légitimes notamment parce qu’elles sont censées être menées au nom de la défense d’idéaux universels, ou pour le bien commun. L’épisode pointe la façon dont la justesse affirmée de la cause américaine dans différents conflits a pu servir dans certains cas à dissimuler, voire justifier, des comportements venant trahir ces principes.
La sape des idéaux continue : les enjeux économiques des guerres américaines
Le personnage qui sert à cette démonstration est celui de Milo Minderbinder. A travers ce qu’il dit et fait, Milo vient entièrement vider de leurs sens les discours sur le sens du sacrifice et le patriotisme des soldats : ainsi, par exemple, Milo déclare qu’il est « fier de prendre sa part » de la guerre, alors même qu’il n’est jamais exposé à aucun danger. Au contraire, afin d’augmenter les profits de son entreprise devenue internationale, il commerce avec les Allemands et arrange même le bombardement de la base américaine.
Plus qu’un personnage, Milo est vraiment l’incarnation du capitalisme le plus débridé et à travers lui, notamment lorsqu’il dit à Cathcart que « la guerre n’est pas seulement une affaire de profit », il y a clairement un discours sur ce que la guerre est devenue depuis 1945 et les enjeux économiques qui y sont associés.
En 1961, l’année de la parution de Catch-22, l’expression de « complexe militaro-industriel » est employée pour la première fois par le président Eisenhower qui quitte ses fonctions. Cette expression désigne les relations étroites nouées entre les forces armées et les milieux industriels dans le contexte de la guerre froide. En 1961, Eisenhower, tout en n’ayant pas cherché à endiguer son développement, s’inquiète de l’influence politique acquise par le complexe militaro-industriel, par le biais des élus des villes, circonscriptions et Etats qui en viennent à être économiquement très dépendants des forces armées ou des industries qu’elles financent. Le risque étant que les enjeux et intérêts économiques contribuent plus ou moins largement à définir la politique de défense américaine.
Je pense qu’il est important de voir cette insistance de la série sur ces intérêts économiques liés aux guerres dans le contexte du début du XXIème siècle et du phénomène de privatisation croissante de la guerre. La série intervient après la guerre en Irak : les armes de destruction massive qui devaient justifier la guerre se sont avérées inexistantes et des scandales ont éclaté concernant l’enrichissement d’entreprises qui ont engrangé des milliards de dollars pour des missions liées à la reconstruction du pays. Le recours massif à des sociétés de sécurité privées, dont la plus célèbre est probablement Blackwater, a aussi donné lieu à des scandales suite aux crimes dont ils se sont rendus coupables contre les Irakiens.
Bibliographie sélective :
Michael C. ADAMS, The Best War Ever: American and World War II, Baltimore, Md., The Johns Hopkins University Press, 2015 (2nde édition).
Paul FUSSELL, A la guerre. Psychologie et comportements pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Seuil, 1992 (1989).
Margot HENRIKSEN, Dr. Strangelove’s America : Society and Culture in the Atomic Age, Berkeley, Ca., University of California Press, 1997.
Julie LE GAC, « « Le mal napolitain » : les Alliés et la prostitution à Naples (1943-1944) », Genre & Histoire [en ligne], numéro 15, automne 2014-printemps 2015.
Mark K. WELLS, Courage and Air Warfare: The Allied Aircrew Experience in the Second World War, Londres, Frank Cass & Co., 1995.
Isobel WILLIAMS, Allies and Italians under Occupation: Sicily and Southern Italy, 1943-45, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013.