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épisodes juillet 2022

208 Westworld avec Carla Marand
209 Hippocrate avec Claire Edey
210 Twin Peaks avec Briac Picard Hellec

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208 Westworld

avec Carla Marand

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Carla Marand

Diplômée de Sorbonne Université Abu Dhabi puis de l’Institut d’Études Politiques de Paris, Carla Marand est doctorante en histoire de l'art au Centre d’Histoire de Sciences Po depuis 2020.
Sa thèse analyse l’évolution de l'expression émotionnelle à partir des œuvres d’art contemporain qui impliquent des intelligences artificielles. Ce projet a bénéficié d’une bourse Arts & Sociétés de la Fondation de France entre 2020 et 2021. Il s’intègre désormais au sein du projet ANR CulturIA pour lequel Carla Marand est ingénieure de recherche. CulturIA est un projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche qui vise à étudier l’histoire culturelle de l’intelligence artificielle en combinant histoire des sciences, histoire des idées, sociologie des sciences et des techniques avec des analyses de terrain.

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résumé épisode 208

La série télévisée Westworld diffusée par HBO s’impose à la fois par son succès et sa qualité en partie explicable par les très larges moyens et talents mobilisés lors de sa production. Créée par Jonathan Nolan et Lisa Joy en 2015, la série soulève de nombreuses questions passionnantes non seulement autour de la technologie mais également autour de l’environnement et de la place que l’humain du XXIe siècle entend occuper dans le monde contemporain. Ce podcast démontre que les questionnements sont en réalité largement influencés par les réflexions développées dans la seconde moitié du XXe siècle sur le futur qui ferait suite à la guerre. Au-delà des considérations éthiques du développement de l’intelligence artificielle et de l’avenir de l’humanité, Westworld remet le mythe de la caverne de Platon au goût du jour et invite son public à interroger sa réalité : est-il maître de son destin ? Qu’est ce qui le rend plus humain que les hôtes  ? Enfin, nous verrons que cette réflexion sur la définition de l’humain est indissociable des problématiques liées aux questions de genre et d’environnement.

1) Présentation générale de la série et de sa pertinence dans le contexte de l’anthropologie de l’image

Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, France, Gallimard, 2015. Alfred Gell, Sophie Renaut et Olivier Renaut, L’art et ses agents: une théorie

anthropologique, Dijon, France, Presses du réel, 2010.
David Freedberg, Le pouvoir des images, traduit par Alix Girod, Paris, France, G.

Monfort, 1998.


2) Le rôle du jeu dans les représentations du futur

Jenny Andersson, The future of the world futurology, futurists, and the struggle for the post-Cold War imagination, Oxford, Royaume-Uni, Oxford University Press, 2018.

3) Si la caverne de Platon était un parc : interroger la définition de l’humain et de sa réalité, remise en question des catégories anthropomorphiques

Denis Vidal, Aux frontières de l’humain: dieux, figures de cire, robots et autres artefacts, Paris, France, Alma, 2016.

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, France, Gallimard, 2005, 623 p.


4) Jouer à Dieu : la théorie de la singularité au service de la réflexion sur l’écologie

Baptiste Morizot, Manières d’être vivant: enquêtes sur la vie à travers nous, Acte Sud., Arles, France, 2020.

5) L’intelligence artificielle au féminin
Colloque IA Fiction, Simon Bréan - Une force fragile : ambiguïtés des IA « féminines »

contemporaines, en ligne, 2021.

Donna Jeanne Haraway, Manifeste cyborg et autres essais: sciences, fictions, féminismes, traduit par Laurence Allard, traduit par Delphine Gardey et traduit par Nathalie Magnan, Paris, France, Exils, 2016.

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209 Hippocrate

avec Claire Edey

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Claire Edey

Claire Edey Gamassou est maîtresse de conférences à l’université Paris-Est Créteil (UPEC) en sciences de gestion, rattachée à l'Institut de Recherche en Gestion (IRG) et en poste au département Techniques de commercialisation de l’IUT Créteil-Vitry. Diplômée de l'ESCP, ancienne élève de l'ENS Cachan, spécialisée en gestion des ressources humaines, comportement organisationnel et management public, ses principaux travaux abordent, par des méthodologies qualitatives ou quantitatives, les questions de santé au travail et les enjeux d’interdisciplinarité afférents. Elle a investigué plusieurs terrains dans la fonction publique territoriale et mené des travaux sur le stress et l’épuisement professionnel, la fatigue ou le bien-être, qui soutiennent le modèle exigences-ressources et la théorie de préservation des ressources d’Hobfoll, dont certains mettent en évidence le rôle des supérieurs hiérarchiques dans cette dynamique individuelle.

Publications : https://hal.archives-ouvertes.fr/search/index/q/*/authIdHal_s/claire-edey-gamassou

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résumé épisode 209

La série Hippocrate diffusé sur Canal+ compte à ce jour 2 saisons. Elle a été créée consécutivement à un film du même titre du même scénariste et réalisateur, Thomas Lilti qui a la caractéristique en mettant en récit la pratique médicale de mettre en scène une partie de son expérience personnelle puisqu’il est médecin, ou du moins a exercé comme médecin.

Avant de créer et réaliser cette série, il a réalisé trois films sur la médecine, Hippocrate en 2014, avec Vincent Lacoste et Reda Kateb, Médecin de campagne avec François Cluzet en 2016, et Première année, de nouveau avec Vincent Lacoste et William Lebghil, sur les études en médecine (2018).

D’après ce qu’il a dit dans plusieurs interviews, il avait toujours eu l’intention de faire une série à partir de son idée de départ, à savoir suivre des internes dans leur travail de médecin apprenant, au cœur de l’hôpital et tout particulier dans les moments où les médecins titulaires, expérimentés, ne sont pas là, quand le management en quelque sorte est absent.


Cette série appelle assez naturellement une lecture gestionnaire, en sciences du management car les téléspectateur.ices est au plus près de l’expérience des internes au sein de l’institution hospitalière et vivent et découvrent avec eux la structure, son fonctionnement, ses moyens, se dont elle manque, les différentes interactions qui concourent à son activité, les différentes tâches et missions à mener et leurs contraintes, et bien sûr le rôle joué par la hiérarchie et par l’administration.

Une partie de mes travaux de recherche porte sur le management public mais je suis plutôt familière de la fonction publique territoriale. Ce qui m’a amenée à proposer de participer à ce podcast sur cette série qui porte sur une autre FP, la FPH, c’est le fil rouge de mes travaux de recherche plus de 20 ans, à savoir les questions de santé au travail, et plus précisément de facteurs psychosociaux de risque, mais aussi ma fréquentation plus récente, depuis une dizaine d’années maintenant, des collègues spécialistes de management des risques avec qui j’échange régulièrement autour de la place des notions d’erreurs et de fautes dans le management des risques dans les organisations.

Ces deux questions, la santé des personnels et les risques de leur activité pour les patients sont structurantes dans le film Hippocrate comme dans les deux premières saisons de la série, et plus particulièrement dans la saison 2 avec un personnage à travers lequel Thomas Lilti aborde la thématique de la souffrance au travail, du fait de ne pas pouvoir exercer correctement sa profession. Ces deux questions font de cette fiction une série sur la place du collectif et de la parole dans le travail, le réalisateur l’a aussi dit dans un entretien qu’au centre de son travail il y a « le collectif comme solution à tout problème, toute difficulté. Notamment à la violence du métier de soignant ».Il a dit aussi dans plusieurs interviews combien il aime filmer le travail, les gestes, les interactions, et qu’il est attaché au réalisme et à la précision technique, qui fait souvent défaut dans les séries médicales, pourtant de qualité.


Mais avant d’en venir à ces deux sujets, j’aimerais expliquer comment cette série permet d’éclairer des concepts managériaux ou de psychologie sociale ou clinique de l’activité.


  1. La découverte d’une structure et de son fonctionnement : la théorie de la structuration de Mintzberg et ses modalités de coordination

Comme souvent dans les fictions d’initiation, on découvre l’organisation en même temps qu’un ou une novice. Dans le film, c’est un interne, qui est seul dans le service de médecine interne, dans la série, c’est une interne, Alison, qui découvre le service en même temps qu’un autre mais, dont elle apprend tout de suite qu’il connait déjà l’équipe (et on découvrira rapidement qu’il est le fils d’une cheffe du service, comme l’interne du film dont le père est chef de service ; à noter cette illustration du déterminisme social qui jouera un rôle en fin de saison 2).

Après la présentation des locaux et l’attribution des secteurs et donc des dossiers, on se retrouve avec Alison à aller toquer auprès de son premier patient et, comme elle, à ne pas savoir que faire car en l’absence des médecins titulaires, les internes sont les seuls médecins, ils ne sont pas considérés comme des étudiants ou des apprenants. Or, justement, suite à un risque d’épidémie, les titulaires sont en quarantaine. La question de la confiance dans ses compétences et du développement professionnel de l’individu est donc posée d’emblée dans un hôpital, organisation qui est souvent présentée comme exemple pour illustrer la configuration de Mintzberg où domine la coordination par les compétences, la standardisation des qualifications, configuration appelée bureaucratie professionnelle ou assemblage professionnel. Mintzberg dans son manuel de médiation scientifique « Histoires du soir pour managers » qui reprend le publication de son blog illustre cette configuration en positif et en négatif avec des situations hospitalières : il écrit ainsi que pour apprécier la place qu’y tient l’expertise, il suffit d’imaginer votre réaction si on vous disait à l’entrée d’une salle d’opération : « ne vous inquiétez pas, c’est un chirurgien très créatif ! », a contrario, pour illustrer que dans ses organisations, les personnels sont des experts autonomes qui ont appris ce qu’ils peuvent attendre de leurs collègues, il mentionne un de ses doctorants qui a observé une opération à cœur ouvert de 5 heures au cours de laquelle le chirurgien et l’anesthésiste n’avaient pas échangé un mot.

Dans le 1er épisode de la saison 1 d’Hippocrate, on assiste au contraire à une situation à laquelle aucun personnage ne peut faire face seul et où ils doivent se coordonner par ajustement mutuel, par des échanges informels afin de trouver une solution.

En revanche « Quand on est confronté à des choix impossibles, le protocole permet de trier les urgences et évite de s'apitoyer. » => standardisation des procédures / tris des patients (saison 2 pour le caisson, IRL / réanimation)



  1. Erreur ou faute ? Les risques du mensonge

Saison 1, le cas de Manon et le modèle de Pearson ou modèle de l’emmental (vu cas en novembre 2021 à Ambroise Paré)

  • 3 scènes d’enquête : chambre de la patiente après nouvelle tentative de suicide, chambre de la patiente pour revoir le geste technique d’Alison, appartement de Chloé suite à son accident cardiaque




  1. Manager ou ne pas manager vs bien ou mal manager ? Soulève des questions essentielles sur le rôle du management et des managers par rapport à la santé des personnels

Les ressources psychosociales selon Miossec et Clot : les 4 registres du métier

Prescrit= Impersonnel (les protocoles, procédures, les cours), Réel = Personnel + Interpersonnel + Transpersonnel => jeux, conflits, liaisons et déliaisons qui contribuent à construire les ressources pour l’activité


Souffrance au travail / suicides des internes

Saison 2, un manager qui va droit dans le mur et « sacrifie » son meilleur interne

« C'est un type qui sait que l'hôpital va se prendre un mur, mais qui continue de foncer à cent à l'heure. Il fait partie de l'institution, c'est un chef, il prend des décisions, mais ne peut rien pour éviter la catastrophe. »

« personnage qui casse l'image que l'on se fait du médecin hospitalier. Selon moi, ce n'est ni un notable ni un intellectuel dans son bureau. On en voit partout dans les hôpitaux de ces médecins qui n'ont rien du gendre idéal «un peu propre sur lui», mais qui sont les ouvriers, les artisans de la médecine, ce sont ceux qui retroussent leurs manches »

« c'est un super médecin, on aimerait bien être soigné par lui,
mais c'est aussi un sale type : brutal, violent, mauvais manager qui ne perçoit pas la détresse de certains membres de son équipe. »

« C’est un personnage dévoué, qui relève les manches et qui va au charbon, comme on dit. Mais il roule à 200 km/h face à un mur et il oublie de freiner. Sûrement parce qu’il ne le peut pas. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il est à la fois une victime du système et un de ses maillons. Je n’en peux plus d’entendre toujours : « Le problème, c’est le système. » Oui, sauf que le système, c’est vous et moi qui le faisons »

« C’est un personnage dévoué, qui relève les manches et qui va au charbon, comme on dit. Mais il roule à 200 km/h face à un mur et il oublie de freiner. Sûrement parce qu’il ne le peut pas. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il est à la fois une victime du système et un de ses maillons. Je n’en peux plus d’entendre toujours : « Le problème, c’est le système. » Oui, sauf que le système, c’est vous et moi qui le faisons »

Fini par dire « Je me suis trompé. Il y avait des solutions et j’ai choisi la pire »


Scène d’enquête autour du dossier Marciano, avec au centre Hugo affecté à l’accueil suite à son expérience dans le caisson (lapsus mode devasté/dégradé)

Hugo= l’œil par lequel on observe la détresse d’Igor, tous les deux fils de Pr de médecine, tous les deux ont été « économe », opposé en termes de compétences aux urgences


Création en mai 2020 par des parents d’une étudiante qui s’est suicidée d’une association la Ligue pour la santé des étudiants et internes en médecine (Lipseim) pour briser le silence autour de ce phénomène social (Durkheim)


Bibliographie sélective :

Pénibilité (travail de nuit) : Chakor, T. & Edey Gamassou, C., 2017, Loi Travail : ci-gît le compte pénibilité, The Conversation, septembre 2017 ; http://theconversation.com/loi-travail-ci-git-le-compte-penibilite-81240



L’épuisement professionnel :

Edey Gamassou, C., 2017, Le burnout en attente de reconnaissance, La Vie-Le Monde, Hors-série La Santé et la médecine, les Défis d'aujourd'hui, p. 76-77, juillet 2017

Chakor, T. & Edey Gamassou, C., 2017, Le burnout sera-t-il reconnu comme maladie professionnelle ?, TheConversation France, mars 2017 ; https://theconversation.com/le-burn-out-sera-t-il-reconnu-comme-maladie-professionnelle-73465

Edey Gamassou, C., Moisson, V., 2014, Epuisement professionnel des médecins généralistes libéraux en France et conflit travail-famille, une revue de littérature

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01528826




La GRH et le management comme levier de santé au travail :

Edey Gamassou, C., Bouville, G., Chakor, T., Pezé, S., Moisson, V., 2018, Gestion des ressources humaines et santé au travail : sciences de l’action ou de la réaction ? , revue Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé (PISTES). Dossier sur les liens santé-travail et interdisciplinarité. Vol 20(1)

Edey Gamassou, C., 2017, Le modèle Exigences-Ressources à l’épreuve du temps : les déterminants du bien-être et de la fatigue d’agents territoriaux en France, Revue Economique et Sociale. Dossier Travail et santé au travail : perspectives pluridisciplinaires, p. 81-91

Edey Gamassou, C., 2015, What drives personnel out of public organizations?, Public Organization Review, 15(3), p. 383-398

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210 Twin Peaks

avec Briac Picard Hellec

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Photographer

Briac Picard Hellec

Je suis actuellement doctorant (section 11) en quatrième année à l’université Le Havre Normandie. Je suis co-dirigé par Sarah Hatchuel et Donna Andréolle au laboratoire GRIC (ED558 HMPL). Mon intitulé de thèse est : « Twin Peaks, au cœur de la révolution sérielle : création et influences »
Je suis co-fondateur avec Guillaume Genest et Charles Perfumo du festival et du podcast Spoilers dédié aux séries fantastiques et de science-fiction.
Enfin, j’ai créé avec l’essayiste Pacôme Thiellement la chaîne youtube The Bookhouse qui propose des dialogues vidéos consacrés à Twin Peaks.

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résumé épisode 210

  1. Le feuilletonnant intensifié de Twin Peaks

Twin Peaks se distingue de séries qui lui sont antérieures ou (même contemporaines) par son utilisation de la narration feuilletonnante.

On peut dresser un parallèle avec le style de mise en scène étudié par David Bordwell dans son ouvrage The Way Hollywood Tells It : la continuité intensifiée. Comme son nom l’indique, celle-ci consiste en une accentuation des attributs de la continuité hollywoodienne traditionnelle. De la même façon, Twin Peaks sélectionne des traits spécifiques du feuilletonnant pour les développer et les accentuer. On note deux caractéristiques saillantes.

  • L’arc central (ou super-arc) : L’intrigue de Twin Peaks s’articule autour de la question, devenue célèbre : « Qui a tué Laura Palmer ? ». L’enquête pour y répondre forme ce que j’appelle le super-arc : un arc narratif majeur qui amorce le récit, le structure et se place au-dessus des autres composants de la narration. Cet arc central dicte la dynamique narrative de la série : les différentes intrigues de la série se développent dans un mouvement centrifuge autour de l’arc central même si certaines se déploient de manière indépendante par la suite.

  • La porosité narrative : Dans Twin Peaks, chaque strate de la narration est perméable à la continuité narrative de la série incarnée principalement par le super-arc. Cette porosité témoigne d’un désir de faire primer continuité sur autonomie ; un désir de narration à l’échelle de la série d’une envergure inédite. La série ne travaille quasiment pas l’échelle épisodique.

Ainsi, la composition des épisodes de Twin Peaks ne semble pas régie par une logique spécifique : leur structure est subordonnée au progrès des différentes intrigues. On regarde Twin Peaks plutôt qu’un épisode de Twin Peaks.

Les influences : Twin Peaks opère la synthèse de deux influences majeures : Le Fugitif et Hill Street Blues (rapide présentation des deux séries).

  • Le Fugitif pour l’idée de proposer une intrigue feuilletonnante à l’échelle de la série. Twin Peaks comprend d’ailleurs des références explicites au Fugitif.

  • Hill Street Blues pour sa narration feuilletonnante, l’unité de temps de ses épisodes ou encore son ancrage géographique constant dans la vie d’une communauté. Cette parenté ne surprend pas : Mark Frost a été scénariste sur Hill Street Blues.

On peut aussi faire la remarque que cette approche narrative s’inscrit en cohérence avec la filmographie de David Lynch (peut être trop long).

Il serait cependant inexact de réduire Twin Peaks à cette combinaison d’influence, d’abord parce que la série pousse plus avant les caractéristiques respectives de ses prédécesseurs et surtout parce qu’elle propose une innovation majeure dans le traitement du mystère à la télévision (qui découle de son intensification du feuilletonnant).

  1. Mystères feuilletonnants et série à décodage

Twin Peaks est la première série télévisée américaine à déceler et exploiter l’appétence de son public pour les mystères étalés sur le long terme, un public qui tolère et même apprécie les zones d’ombres.

Les mystères dans les séries pré-Twin Peaks : Le Fugitif, Le Prisonnier, Dallas > de l’épisodique au feuilletonnant.

Après avoir été d’abord cantonnés à l’échelle épisodique, les mystères sont propulsés à l’échelle sérielle avec The Fugitive. Ce faisant, ils perdent leur place au centre de la narration : il ne s’agit plus de les résoudre, mais de s’en servir comme prétexte. Au début des années 1980, Dallas expérimente un premier mystère véritablement feuilletonnant qui démontre leur potentiel de captation de l’attention du public. L’expérience reste néanmoins limitée dans le temps comme dans la forme. Dans le même temps, The Prisoner ouvre la possibilité d’un univers sériel intensément mystérieux.

MystèresTwin Peaks : Twin Peaks représente l’aboutissement de ces tendances. Elle propose un ensemble de mystères plus considérable que celui de The Prisoner. Ces mystères sont feuilletonnants tout comme ceux Dallas. Ils s’étendent à l’échelle sérielle comme l’arc de The Fugitive. Enfin, leur importance dans la narration est similaire à celle des séries à mystère épisodiques.

Le mystère primaire de Twin Peaks est un mystère feuilletonnant à l’échelle sérielle qui dicte le fonctionnement et l’évolution du super-arc : il s’agit de l’identité du meurtrier de Laura. Ce choix démontre une certaine confiance de la part de Mark Frost et David Lynch dans la capacité de ce mystère central à mobiliser la curiosité du public.

En mobilisant de manière plus intense la mémoire spectatorielle et en jouant sur les modalités de divulgation de l’information, la série stimule un comportement herméneutique de la part des spectatrices et spectateurs. Twin Peaks est ainsi la matrice de ce que j’appelle les séries à décodage.

Série à décodage :

Les séries sont conçues pour être revues : l’objectif des producteurs étant la syndication, il faut concevoir des épisodes qui pourront être rediffusés plusieurs fois sans lasser. Pour Pacôme Thiellement, Twin Peaks se distingue, car c’est la première série qui doit « impérativement être revue1 ».

Avec Twin Peaks, le revisionnage devient un mode d’engagement ludique pour le public, qui se mue en détective inspectant inlassablement chaque épisode pour mieux dévoiler la richesse de l’œuvre, s'efforcer d’en éclairer les zones d’ombre et, peut-être, d’en anticiper l’écriture.



  1. Une narration hétérogène

Ces propositions n’ont pas été sans conséquences et ont participé au parcours chaotique de la série qui a mené à son annulation. Le mystère feuilletonnant de la série ayant généré une attente trop forte, les scénaristes se voient contraint par la chaîne ABC d’y apporter une réponse plus tôt qu’ils ne l’auraient souhaité, bouleversant dans le même temps la structure narrative qu’ils avaient établis.

Au moment de conclure le super-arc, Twin Peaks se heurte donc à un problème nouveau : comment résoudre un mystère dans lequel le public s’est investi, qui a été étendu et densifié sur un grand nombre d’épisodes et poursuivre malgré tout la série ?

La résolution du mystère primaire de Twin Peaks est étrange, car elle met en place des éléments capables de maintenir la dynamique de curiosité instaurée depuis la première saison, mais les relègue par la suite au second plan. La série ne parvient pas à générer la curiosité pour un nouveau mystère autour duquel organisé ses intrigues.

La série alors explore alors différentes directions possibles pour son récit qui questionnent sa propre identité : quel est au fond le vrai sujet de Twin Peaks ? Par conséquent, si Twin Peaks donne l’impression de stagner une fois son arc central conclu, ce n’est pas uniquement parce qu’elle change de fonctionnement narratif, mais parce qu’elle devient l’agrégat de plusieurs séries possibles sans qu’aucune n’advienne véritablement.

Ce qui ressort en fin de compte de l’analyse narrative de Twin Peaks, c’est donc bien son hétérogénéité. La série intensifie le feuilletonnant en développant une esthétique narrative ambitieuse. Dans le même temps, quand son intrigue centrale s’achève durant sa deuxième saison, Twin Peaks perd non seulement ce qui structurait sa narration, mais aussi son unité thématique. Ce faisant, Twin Peaks doit composer avec l’absence des éléments qui assuraient sa cohérence et se mue en un agglomérat disparate de séries possibles. Si la série recouvre en partie sa cohésion à l’approche de sa conclusion, demeure l’image d’une œuvre inaboutie et contradictoire, victime de son impossibilité à maintenir les principes narratifs amorcés dans ses premiers épisodes.

  1. Influence narrative :

Twin Peaks devient une « cautionary tale », l’attention/la curiosité du public télévisuel ne peut pas être mobilisé de cette manière.

  • On met ainsi longtemps a retrouver une utilisation du feuilletonnant aussi ambitieuses malgré des tentatives qui s’en approchent : Murder One, 24, Alias. Finalement, ce sera plutôt sur le câble avec une série comme The Wire, mais peut-on vraiment établir un lien avec Twin Peaks ?

  • Lost est la vraie héritière de Twin Peaks dans sa gestion des mystères même s’il met en place un certain nombre de stratégies pour se distinguer de son ainée.

Lost n’est pas isolée sur ce point : on ne reprend jamais totalement les propositions de Twin Peaks, son influence est en général filtrée, tamisée (pas seulement sur le plan narratif).

  • L’exemple le plus intéressant et qui a longtemps fait école est X-Files la série reprend l’idée d’un arc feuilletonnant organisé autour de mystères mais répond à la porosité narrative de Twin Peaks par une compartementalisation : on relègue le feuilletonnant à un type précis d’episode ce qui permet de moduler l’élan narratif global. L’expérience est concluante : The X-Files aura 9 saisons.

Ouverture :

  • La troisième saison de Twin Peaks, diffusée en 2017, poursuit-elle dans la voix tracée par les premières saisons ? Prend elle en compte des propositions de séries diffusées entre temps ?



Bibliographie sélective Twin Peaks :

ASTIC Guy, Twin Peaks : Les Laboratoires de David Lynch, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2008.

BURNS Andy, Wrapped in Plastic, Toronto, ECW Press, 2015.

BUSHMAN David, Conversations with Mark Frost, New York/Columbus, Fayetteville Mafia Press, 2020.

DIPAOLO Amanda (dir.), GILLIES James (dir.), The Politics of Twin Peaks, Lanham, Lexington Books, 2019.

DUKES Brad, Reflections, An Oral History of Twin Peaks, Nashville, Short/Tall Press, 2014. 

HALSKOV Andrea, TV Peaks, Odense, University Press of Southern Denmark, 2015.

HATCHUEL Sarah (dir.), Twin Peaks, à l’intérieur du rêve, Lormont, Editions du Bord de l’eau, 2019.

HATCHUEL Sarah, Rêves et séries américaines, la fabrique d'autres mondes, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2015.

HOFFMAN Eric, GRACE Dominick, Approaching Twin Peaks: Critical Essays on the Original Series, Jefferson, McFarland, 2017.

JENKINS Henry, Textual Poachers [1993], New York/Londres, Routledge, 2013. 

LAVERY David (dir.), Full of Secrets: Critical Approaches to Twin Peaks, Detroit, Wayne State University Press, 1996.

LEGAGNEUR Marine, « Twin Peaks : Modernité du conte, conte de la modernité », TV Series, n° 1, 2012.

LEVINE Elina, NEWMAN Michael Z., Legitimating Television: Media Convergence and Cultural Status, New York/Londres, Routledge, 2012.

LYNCH David, MCKENNA Kristine, Room to Dream, Edimbourg, Canongate Books Ltd, 2018.

MITTELL Jason, « Sites of participation: Wiki fandom and the case of Lostpedia », Transformative Works and Cultures, vol. 3, 2009.

OLSON Gregg, David Lynch, Beautiful Dark, Lanham/Toronto/Plymouth, The Scarecrow Press, Inc, 2011.

RODLEY Chris, Lynch on Lynch [2005], New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1997.

THIELLEMENT Pacôme, Trois Essais sur Twin Peaks, Paris, Presses Universitaires de France, 2018.

THOMPSON K. (2003), Storytelling in Film and Television, Harvard University Press, Cambridge, 2003.

THOMPSON Robert J., Television’s Second Golden Age, New York/Londres, Continuum International Publishing Group, 1996

THORNE John, The Essential Wrapped in Plastic: Pathways to Twin Peaks, auto-édition, 2016.

1 THIELLEMENT, Pacôme, Trois Essais sur Twin Peaks, Paris, Presses Universitaires de France, 2018, pp. 44‑45.



Publications de Briac Picart Hellec :

Chapitres d’ouvrage :

2022:

  • « To Escape a Legacy: The X-Files and The Influence of Twin Peaks » in Rodgers, Diane (dir.), The Legacy of The X-Files, Bloomsbury Publishing, à paraître.

2019 :

  • « La Chambre Rouge de Twin Peaks : une vision comme héritage » in Hatchuel, Sarah (dir.), Twin Peaks, À l’intérieur du rêve, Editions le Bord de l’Eau, collection Cinéfocales.

Articles :

2022 :

  • « "C’était le monde de David et nous ne faisions que vivre à l’intérieur"  : Twin Peaks et l’empreinte de David Lynch » in Cornillon, Claire, Hatchuel Sarah (dir.), « Les Séries de network des années 1990 », TV/Series, à paraître.

2021:

2020 :

2018 :

Communications :

2021 :

  • « "We live inside a dream": The Phillip Jeffries scene and the intermediality of Twin Peaks » lors du colloque « Reconfigurations – New Narrative Challenges of the Moving Image (VI Narrative, Media and Cognition) » à l’Institut Polytechnique de Lisbonne organisé par Fátima Chinita, Guilhermina Castro et Jorge Palinhos.

2020 

  • « David Lynch’s Twin Peaks : le showrunner qui n’en était pas un » lors du colloque sur les séries télévisées américaines de network des années 90 à l’Université Paul Valéry Montpellier 3 organisé par Sarah Hatchuel et Claire Cornillon.

2019 

  • « À travers les autoroutes perdues : David Lynch, Twin Peaks et les mystères de LOST » lors de la journée d’étude sur l’épisode « Lighthouse » de la série LOST à l’Université Rennes 2 organisée par Delphine Lemonnier-Texier et Sandrine Oriez.

  • « Homeward Bound : traversées et nostoi dans Twin Peaks et The Leftovers » lors de la journée d’étude sur la série The Leftovers à l’Université Rennes 2 organisée par Delphine Lemonnier-Texier et Sandrine Oriez.

2018 

  • « "Someone manufactured you for a purpose" : ontologie du personnage dans la saison 3 de Twin Peaks » au colloque « Personnages en séries, séries de personnages » à l’Université de Caen Normandie organisé par Hélène Valmary.

2017 

  • « L’île aux sentiers qui bifurquent » lors de la journée d’étude sur l’épisode « LaFleur » de la série LOST à l’Université Rennes 2 organisées par Delphine Lemonnier-Texier et Sandrine Oriez en partenariat avec GUEST-Normandie.

  • « Un piano sans pianiste : les défauts parfaits de Westworld » au colloque sur la série Westworld à l’Université de Bretagne Occidentale organisé par Facam et HCTI avec la participation d’ACE et GUEST-Normandie.

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