Les épisodes de mars 2020
01 GAME OF THRONES avec Florian Besson et Justine Breton
02 GENERATIONS avec Pierre Denmat
03 MARSEILLE Avec Hayri Ozkoray
04 CATHERINE THE GREAT avec Marguerite Souchon
01 Game of Thrones
Florian Besson, agrégé d'histoire, docteur en histoire et Justine Breton, maître de Conférences en littérature médiévale présentent ici Game of Thrones. Ils discutent autour des aspects historiques de la série événement.

Florian Besson
docteur en histoire médiévale de l'université Paris-Sorbonne
Spécialiste des Etats latins d'Orient, il travaille également sur les médiévalismes, en particulier dans la fantasy, et s'intéresse à la diffusion de la recherche, notamment à travers le blog Actuel Moyen Âge.

Justine Breton
est maître de conférences en littérature française à l’Université de Reims Champagne-Ardenne (INSPE de Troyes). Elle étudie les productions médiévalistes et de fantasy, en particulier les adaptations audiovisuelles de la légende arthurienne. Elle est l’auteur de Le Roi qui fut et qui sera. Représentations du pouvoir arthurien sur petit et grand écrans (Classiques Garnier, 2019), et a signé avec Florian Besson les ouvrages Kaamelott, un livre d’histoire (Vendémiaire, 2018) et Une histoire de feu et de sang. Le Moyen Âge de Game of Thrones (PUF, 2020).
Résumé de l'épisode 1
- Ce que nous apprend GoT sur le Moyen Âge (pour amener vers le mélange d’époques, de cultures, etc.) ;
- la représentation de la guerre/des combats ;
- le rôle de la famille (alliances, bâtardise, etc.) ;
- la représentation des femmes ;
- le quotidien et la société (vivre et mourir à Westeros, l’art, etc.).
Bibliographie sélective
Florian Besson et Justine Breton, Une histoire de feu et de sang. Le Moyen Âge de Game of Thrones, Paris, PUF, 2020.
Tommaso Di Carpegna Falconieri, Médiéval et militant. Penser le contemporain à travers le Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.
Vincent Ferré, « Introduction. Médiévalisme et théorie : pourquoi maintenant ? », Itinéraires, 3, 2010, p. 7 25.
Nathalie Koble et Mireille Séguy, Passé présent : le Moyen Âge dans les fictions contemporaines, Paris, Presses de la Rue d’Ulm, 2009.
Tison Pugh et Susan Aronstein (dir.), The Disney Middle Ages : A Fairy Tale and Fantasy Past, New York, Palgrave Macmillan, 2012.
02 Generations
avec Pierre Denmat

Pierre Denmat
Pierre Denmat est agrégé de géographie, professeur d’histoire-géographie en classes européennes au lycée Paul Langevin de Suresnes, et professeur de géographie en CPGE littéraire au lycée Victor Hugo de Paris. Doctorant en géographie à l’université Paris Nanterre, sous la direction de Sonia Lehman-Frisch et de Philippe Gervais-Lambony. Recherches qui portent sur l’enseignement de la géographie à partir des séries télévisées à travers une analyse croisée entre New York et Johannesburg. Très engagé dans des projets de pédagogie innovante et coopérative : directeur d’ouvrage au Livrescolaire.fr (manuel de géographie de terminale), animateur de formations dans l’académie de Versailles, programme de coopération européenne Europeana (lauréat pour la France en 2019), partenariat pédagogique avec plusieurs lycées à Johannesburg. Il est aussi membre du jury du Capes externe d’histoire-géographie.
Pierre Denmat, 2018, « Lagos, immensité et urbanité d’une ville d’Afrique subsaharienne fantasmée dans les séries télévisées », Urbanités.
Résumé de l'épisode 2
Sortie en 1994 sur la chaîne de télévision publique SABC 1. 7 millions de téléspectateurs en moyenne. Generations est l’un de plus gros succès de la télévision sud-africaine.
Date clé : fin de l’apartheid, nouvelle ère politique en Afrique du Sud.
Série qui présente la classe moyenne noire, qui parle anglais. Elle apparaît comme représentative de l’émergence du pays.
Etudier les séries sud-africaines à l’aune de la géographie… et de l’histoire !
Décentrer le regard : l’Afrique produit aussi des séries Nigéria et Afrique du Sud notamment.
Genre qui s’est fortement développé en Afrique du Sud depuis les années 1990. Les chaînes publiques, comme SABC, ont développé les séries anglophones, ce qui renouvelle le genre. Ces séries s’adressent donc à un certain type de public en Afrique du Sud, la population sud-africaine n’étant pas toute anglophone.
On note une nette transformation du paysage des séries sud-africaines depuis les années 1990. Les séries, durant l’apartheid, se limitaient à mettre en scène des acteurs blancs. Depuis les années 1990, les acteurs sont aussi noirs et les séries mettent en scène des familles noires. Elles symbolisent ainsi la nation arc-en-ciel.
On note également un déplacement des espaces filmés. Pour Johannesburg, les séries des années 1990 se concentraient essentiellement dans le centre de Johannesburg qui était, durant l’apartheid, un espace réservé aux populations blanches. Depuis la fin de l’apartheid, les séries sont de plus en plus tournées dans d’autres quartiers de Johannesburg : à Sandton, le nouveau CBD au nord, mais aussi dans les townships : principalement Soweto et Alexandra.
Generations : une série qui consacre les espoirs de l’émergence en Afrique du Sud
Generations est une série diffusée sur une chaîne publique. C’est un point très important à prendre en compte en Afrique du Sud car, si les chaînes privées sont nombreuses, elles sont loin d’être accessibles à tous.
Cette série est une soap opera, plus de 1000 épisodes ont été diffusés entre 1994 et 2014. Elle met en scène le monde de la publicité, en montrant notamment des populations noires qui réussissent dans ce domaine. Cette réussite sociale symbolise les espoirs nourris par la fin de l’apartheid pour la population noire qui représente plus de 90% de la population sud-africaine. Toutefois, il faut noter la présence également d’acteurs blancs et indiens, ce qui témoigne des espoirs de constituer une nation arc-en-ciel à la fin de l’apartheid.
L’emplacement de la série est emblématique : Auckland Park, un quartier situé au nord du centre-ville de Johannesburg. Très résidentiel, il est marqué par une certaine mixité de la population mais par de nombreuses maisons individuelles, sécurisées, qui font rêver les populations noires qui sont restées cantonnées dans les townships jusqu’à la fin de l’apartheid. Auckland Park est un quartier de classe moyenne, moins aisé que les quartiers plus au nord, notamment Hyde Park ou Parktown. Filmer des populations noires dans un tel quartier est ainsi une façon de montrer aux téléspectateurs l’ensemble des possibles qui s’ouvrent à eux depuis l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela.
La suite de la série, Generations the legacy, qui a rencontré un succès beaucoup moins important est toutefois très intéressante sur les plans géographiques et sociologiques. En effet le générique montre à lui seul la richesse à laquelle certaines populations ont pu accéder en Afrique du Sud dans le cadre de l’intégration à la mondialisation et de l’émergence du pays. Ainsi, ce générique met en scène des voitures de luxe, des hommes et femmes d’affaires (noir.e.s) et des bâtiments modernes emblématiques de l’architecture du nouveau quartier d’affaires du nord de la métropole de Johannesburg : Sandton.
Une série qui témoigne aujourd’hui des difficultés de l’Afrique du Sud : une nation post-émergence ?
Durant les vingt ans de production, la série a évolué avec la situation économique du pays. Si les espoirs, et les réussites, ont été nourris jusqu’en 2008, il faut noter une évolution de la série ensuite. 2008 marque l’entrée de l’Afrique du Sud dans une crise majeure dont elle ne s’est toujours pas relevée aujourd’hui. La croissance est atone et l’émergence semble être un processus à l’arrêt depuis maintenant plus de 10 ans.
Generations marque cette évolution en ne s’intéressant plus qu’aux quartiers réservés aux classes moyennes de Johannesburg mais en faisant apparaître le township d’Alexandra, situé à l’extrême nord de la métropole, à proximité du quartier d’affaires de Sandton.
Les townships n’apparaissent que peu dans les séries sud-africaines. On peut noter à ce titre la précurseur Yizo-Yizo diffusé sur SABC 1 entre 1999 et 2004 et tournée dans le township de Daveyton, à l’est de la ville. Plus récemment, Rhythm city, une série à succès diffusée sur la chaîne privée e.TV, depuis 2007 fait apparaître Soweto.
Cette apparition des townships dans les séries peut interprétée de deux manières. On peut penser que les producteurs de séries ont décidé de faire apparaître des espaces qui font partie du quotidien des téléspectateurs et de nombreux sud-africains alors qu’ils ont longtemps été délaissés et occultés. On peut aussi formuler l’hypothèse que leur mise en scène est une façon de montrer qu’ils existent toujours bien que l’espoir en 1994 était qu’ils disparaissent et que l’ensemble des populations noires accèdent à un habitat plus qualitatif. Rappelons toutefois qu’aujourd’hui, les townships sont des quartiers habités par une petite classe moyenne noire, notamment Soweto. Les plus pauvres résidant dans des habitats informels à proximité des townships.
Dès lors se pose la question de savoir si l’Afrique du Sud représentée dans la série Generations n’est pas une Afrique du Sud qui passe de l’émergence à l’ère post-émergente. Cette post-émergence de l’Afrique du Sud est un hypothèse que Philippe Gervais-Lambony a formulé depuis quelques années face au constat que le pays était en panne de croissance et que les inégalités persistaient.
- Bibliographie sélective :
Denmat Pierre, 2018, « Lagos, immensité et urbanité d’une ville d’Afrique subsaharienne fantasmée dans les séries », Urbanités.
Fauvelle François Xavier, Histoire de l’Afrique du Sud, Paris, Seuil, 2016.
Gervais-Lambony Philippe, 2017, L’Afrique du Sud : les paradoxes de la nation arc-en-ciel, Paris, Le cavalier bleu, 176p.
Gervais-Lambony Philippe, Musset Alain, Desbois Henri, 2016, « Géographie : la fiction « au cœur » », Annales de géographie, 19 septembre 2016 , n°709-710, p. 235-245.
Gervais-Lambony Philippe, 2013, L’Afrique du Sud et les Etats voisins, Paris, Armand Colin,
Guyot Sylvain et Guinard Pauline, 2015, « L'art de (ré)imaginer l'Afrique du Sud », L'Information géographique, vol. 79, n°4, pp. 70-96.
Le Poullenec Annael, 2013, L’espace post-apartheid dans le cinéma sud-africaine : état des lieux de la fiction (2000-2010), Nanterre, Thèse de doctorat, Université Paris Ouest Nanterre la Défense
Pleven Bertrand, 2015, « Horizons géographiques du cinéma de fiction. Variations autour de la « géographie-caméra » », Géographie et cultures, 93-94, p. 189-216.
Pleven Bertrand, 2014, « Urbanités du spectacle, urbanités en spectacle. Paris, Je t’aime et New York, I love you : voyages impossibles en métropoles cinématographiques ? », Annales de géographie, 18 juillet 2014 , n°695-696, p. 763-783.
Robic Marie-Claire, Rosemberg Muriel (dir.), 2016, Géographier aujourd’hui, Paris, Adapt/SNES, 340 p.
Staszack Jean-François, 2014, « Géographie et cinéma : modes d’emploi », Annales de géographie, 695-696, p. 595-604.
03 MARSEILLE
avec Hayri Gökşin Özkoray

Hayri Gökşin Özkoray
Historien, Hayri Gökşin Özkoray est l’auteur du Captif de Malte, Récit autobiographique d'un cadi ottoman (Toulouse, Anacharsis, 2019), d’une thèse, soutenue à l’École pratique des hautes études en 2017, sur L’esclavage dans l’Empire ottoman (xvie-xviie s.) et de plusieurs articles publiés dans des revues scientifiques et ouvrages collectifs. Il est maître de conférences en histoire moderne à Aix-Marseille Université et membre du laboratoire de recherche TELEMMe (Temps, Espaces, Langages, Europe Méridionale - Méditerranée).
https://telemme.mmsh.univ-aix.fr/membres/Hayri~Göksin_Özkoray
Résumé de l'épisode 3
Marseille, série produite par Netflix, 2016-2018. 2 saisons de 8 épisodes chacune.
https://www.netflix.com/fr/title/80037278
Pourquoi je me suis intéressé à la série Marseille ?
D’abord en tant que nouvel habitant de Marseille, en tant que néo-Marseillais (depuis septembre 2019). Tout ce qui concerne cette ville m’interpelle et me fascine : c’est une manière de dire à quel point je suis content de quitter Paris après 15 ans de résidence. Une façon de renouer aussi avec mon Istanbul natale (dont je suis exilé) en habitant cette cité méditerranéenne pluri-millénaire qui plus est connectée au monde ottoman que j’étudie professionnellement. Puis sont venues des préoccupations d’historien, de citoyen, etc. vu les enjeux sociaux, économiques, politiques et culturels qui sont abordés par la série.
Peut-être le plus grand rôle récent de Gérard Depardieu. Qui s’inspire de la figure de Jean-Claude Gaudin et qui réhabilite la figure de l’homme politique de droite dont l’histoire s’assimile à celle de la ville depuis quelques décennies. Aucune contestation de son amour sincère pour la ville de la part de ses adversaires les plus farouches.
La politique politicienne et la manière de se construire une majorité au conseil municipal
Mots-clés résumant les nombreuses intrigues qui s’imbriquent au fil des deux saisons : ambition, conquête du pouvoir, trahison, amour filial, désir, sexe, amour, cupidité, opportunisme, hypocrisie, loyauté…
Je trouve que la critique de la série est restée un peu trop superficielle dans les différents médias et sur Internet du côté des spectateurs. C’est un peu une série de type « série B » reproduisant les canons des fictions américains stéréo-typées. Mais une fois que vous êtes en mesure de passer outre cette première lecture critique vraiment trop facile, c’est là que vous pouvez saisir du fil à retordre et des choses d’ordre plus vaste auxquelles la série permet de réfléchir. Comme la crise du logement, la division profonde entre les quartiers Nord et les quartiers Sud, les enjeux divers de prendre sous son contrôle le conseil municipal, les forces politiques présentes, le fameux cosmopolitisme marseillais, la transformation urbaine du XXIe siècle, la place de l’OM au sein de la ville marseillaise, la vie criminelle et le « milieu », l’immigration récente et le sort des réfugiés en Europe méridionale.
Les individus qui représentent et incarnent les institutions : sont surinvestis des raisons d’agir et d’initiatives exclusivement personnelles et individuelles. Comme si ces personnes étaient uniquement mues par des motivations et des désirs en provenance de leur for intérieur. Aucune détermination d’ordre social ou collectif.
Probablement parce que la série reproduit inconsciemment ou explicitement certains des tropismes de la série américaine Dallas.
Les retournements de veste, les trahisons, les tractations politiques, etc. : toujours surdéterminés par des affaires entre personnes, d’ordre familial, sexuel allant toujours au-delà des principes ou des familles politiques.
Les habitants de Marseille représentés comme des êtres totalement passifs, dépourvus d’une voix sauf en tant que foule homogène. Ils ne sont pas acteurs de leur propre histoire mais uniquement destinés à subir le destin qui leur sera imposé par la caste politique et le milieu. Le peuple de Marseille comme le jouet ou le terrain d’action de quelques grands personnages.
Marseille comme personnage de la série, mais plutôt en arrière-plan. Cliché sur l’esprit méditerranéen impulsif, purement instinctif, la chaleur extrême nourrissant les passions charnelles en permanence
La manière dont l’extrême droite est représentée dans la série. Pose plusieurs problèmes.
C’est le « Parti français » qui représente sans doute le Front national.
Le trafic de drogue et la vie criminelle à Marseille, la place de la mafia,
La représentation symbolique de l’OM comme le ciment de la vie marseillaise, passion dépassant toute distinction de classe, richesse, appartenance, origine, statut, etc.
- Bibliographie sélective sur l'émission :
Bonjour, Karine, Rue d’Aubagne. Récit d’une rupture, Marseille, Éditions Parenthèses, 2019.
Dell’umbria, Alèssi, Histoire universelle de Marseille, De l’an mil à l’an deux mille, Marseille, Agone, 2006.
Izzo, Jean-Claude, La trilogie Fabio Montale : Total Khéops [1995] – Chourmo [1996] – Solea [1998], Paris, Gallimard, 2006.
Kaiser, Wolfgang, Marseille au temps des troubles (1559-1596), Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1992.
Laugier, Sandra, Nos vies en séries. Philosophie et morale d'une culture populaire, Paris, Flammarion, 2019.
Pujol, Philippe, La fabrique du monstre, Paris, Éditions des Arènes, 2016.
Pujol, Philippe, La chute du monstre : Marseille année zéro, Paris, Éditions du Seuil, 2019.
04 Catherine The Great
Avec Marguerite Souchon

Marguerite Souchon
Marguerite Souchon, agrégée de russe, enseignante dans les Yvelines, chroniqueuse pour le Courrier de Russie, auteur des Démons de Dostoïevski à paraître en 2020 aux éditions des Petits Platons
Résumé de l'épisode 4
Catherine the Great est une mini-série anglo-américaine produite par HBO et Sky ; quatre épisodes d’une heure retracent le règne de l’impératrice de Russie Catherine II, interprétée par Helen Mirren. Celle-ci, en plus d’interpréter le rôle-titre de la série, en est également le producteur exécutif. Elle semble donc y tenir, et pour cause : Helen Mirren, de son vrai nom Mironoff, a du sang russe dans les veines.
La série ne s’intéresse ni à la jeunesse de Catherine II, ni même au coup d’Etat qui l’a portée au pouvoir, et c’est dommage, car un peu de backstory aurait été très éclairante sur le personnage et sur l’atmosphère du palais. Catherine II arrive en effet en Russie au milieu du XVIIIe siècle dans un contexte historique particulier : ce pays avait suivi une occidentalisation à marche forcée au début du siècle sous Pierre le Grand, et cette modernisation à la cadence plutôt brutale avait tout bouleversé, y compris le fonctionnement dynastique. Pierre le Grand, autocrate tourné vers l’Europe, était en effet en conflit contre son propre fils, Alexeï Pétrovitch, né de son premier mariage – un jeune homme conservateur et très opposé à ses réformes. Pierre, craignant de voir toute son œuvre détricotée après sa mort, a donc changé la loi qui prévalait jusqu’ici – on transmet le pouvoir héréditairement de père en fils – et décrété que désormais, chaque souverain choisirait lui-même un successeur digne de confiance.
Il mourut cependant en 1725 sans en avoir lui-même choisi, et c’est alors que l’on entra dans ce XVIIIe siècle marqué par des règnes exclusivement féminins, dont Catherine sera le dernier représentant : sa femme durant quatre ans, puis sa nièce durant une dizaine d’année, puis une courte régence, et enfin sa propre fille Elisabeth 1e jusqu’en 1762. C’est à elle que succède Catherine II, et il n’aurait pas été superflu de montrer ses premiers pas à la cour d’un pays qui n’était pas du tout le sien.
En effet, l’impératrice Elisabeth qui règne avant elle avait été fiancée dans sa jeunesse avec un prince allemand, Karl d’Anhalt-Zerbst, qui mourut cependant avant le mariage. Elle resta célibataire, et n’eut pas d’enfants : il fallut donc choisir un héritier. Elle jeta son dévolu sur le fils de sa sœur cadette Anna, qui avait épousé un prince de Holstein et vivait depuis dans cette région allemande. Pierre-Ulric, c’est le nom du garçon, avait donc grandi en petit prussien, ne parlait pas russe, et avait d’ailleurs un certain mépris pour ce pays. Elisabeth, qui voulut rapidement le marier, choisit la nièce de Karl d’Anhalt-Zerbst, son défunt fiancé d’antan, se souvenant de cette famille qui n’était jamais devenue la sienne, et c’est ainsi que la petite Sophie d’Anhalt-Zerbst fit ses premiers pas en Russie. Baptisée orthodoxe sous le nom de Catherine, elle épousa Pierre-Ulric, le futur Pierre III, en 1745.
Ce contexte est important pour comprendre l’itinéraire de Catherine II : le coup d’Etat qui la porte au pouvoir à la mort d’Elisabeth I, après quelques semaines d’un règne désastreux de son époux, s’inscrit dans ce XVIIIe siècle à la succession chaotique, marqué par une série de règnes exclusivement féminins survenus par coups d’Etat. Catherine II n’est donc pas, comme on le croit souvent, un ovni, ni la première femme à la tête de la Russie ; au contraire, elle succède à plusieurs impératrices, et arrive derrière Elisabeth I, qui était une sorte de Catherine II avant Catherine II : autocrate, toute-puissante, active, décidée, mais aussi très portée sur les distractions. La figure tutélaire de cette nouvelle ère russe où chacun veut laisser sa trace en faisant briller la nation à l’international est Pierre le Grand, le géant, le « sculpteur de la Russie moderne ». Son portrait apparaît régulièrement dans la série, sans qu’il n’y soit jamais fait allusion de manière explicite – et pourtant, quand on fait attention, le fameux portrait change inopinément de salle de sorte à apparaître dans nombre de scènes pourtant tournées dans des pièces différentes.
La série occulte la jeunesse de Sophie d’Anhalt-Zerbst, et s’ouvre sur le règne de Catherine II une fois que celle-ci est déjà en place : on n’assiste donc pas à son coup d’Etat, et l’on ne voit jamais Pierre III, le mari détrôné. Un petit texte préliminaire explique sommairement que Catherine est arrivée au pouvoir après un coup d’Etat, et que son autorité n’est pas encore très assurée. Sur Pierre III, les débuts de leur règne conjoint, la facilité avec laquelle il fut détrôné, et le fait que personne ne semble le regretter, rien.
Les quatre épisodes couvrent donc trente-quatre années de règne, de 1762 à sa mort en 1796. Je vais malheureusement devoir signaler dès à présent le premier problème de la série : le temps est mal découpé. Plus précisément, le premier s’étale sur deux ans… ou dix, on ne sait pas trop, puisqu’une scène de 1772 (la disgrâce de son premier amant Grégori Orlov) suit immédiatement une scène de 1764 (l’exécution d’un comploteur ayant tenté un coup d’Etat) sans qu’un changement d’époque soit indiqué ; le second épisode couvre trois ans : 1772-1775, le troisième onze ans : 1776-1787, et le dernier huit ans : 1788-1796, année de sa mort. En gros, ça traîne au début, on couvre deux-trois ans par épisode, et ensuite on essaie de caser les vingt ans qui restent dans les deux suivants. Les épisodes sont donc très inégaux, chacun cherchant à insister sur un aspect particulier de son règne, et on pourrait les renommer ainsi :
Episode 1 : Catherine l’usurpatrice : tout le monde attend sa chute, et on met beaucoup l’accent sur le fantomatique souverain légitime Ivan VI ; Ivan VI est une espèce de Masque de Fer russe porté bébé sur le trône, rapidement neutralisé par le coup d’Etat de l’impératrice précédente, et qui croupit en prison depuis ses deux ans. La conspiration visant à le sortir de sa forteresse pour le rétablir sert de fil rouge à l’épisode 1 ; il est renforcé par le personnage de Paul, le fils de Catherine II, qui lui voue une haine féroce : elle a tué son père et pris le trône, qui aurait dû lui revenir à lui. Sur ces fonds de messes basses et de calculs, on assiste également à la chute de l’amant en titre, Grigori Orlov, et à l’apparition, dès la deuxième scène, du futur grand amour de Catherine II, Grigori Potemkine. L’épisode est plutôt bien mené et conforme à la réalité, si ce n’est quelques cafouillages temporels que j’ai déjà évoqués.
Episode 2 : Catherine l’amoureuse : elle méprise les ministres et les affaires de l’Etat, toute à sa passion pour Potemkine. C’est là que la série commence à baisser un peu en qualité. Autant le premier épisode nous plongeait plutôt bien dans les manœuvres d’une gouvernance compliquée, autant le second ralentit totalement le cours de l’Histoire pour zoomer sur l’histoire d’amour naissante. L’événement historique qui sous-tend le tout est la révolte de Pougatchev : il s’agit d’un Cosaque qui a soulevé les campagnes en prétendant être Pierre III ayant échappé à sa tentative d’assassinat. En réalité, personne n’y a vraiment cru, mais beaucoup l’ont suivi, et il a dévasté nombre de propriétés et de garnisons avant d’être finalement arrêté. Cette révolte occupe 5 scènes sur les 26 que comporte l’épisode ; sur les 21 scènes restantes, il n’y en a que 2 où Potemkine n’apparaît pas ou n’est pas le sujet de la discussion : les choses sont claires.
Episode 3 : Catherine l’inconstante : elle pète des câbles un peu sans raison et enchaîne les amants. Ce troisième épisode couvre une dizaine d’années, et la série commence à devenir très fouillis. Côté familial, Paul apprend que sa femme est enceinte, puis elle accouche, elle meurt et le bébé aussi, il est triste, il ne veut pas se remarier, finalement il se remarie, il a un autre enfant (le futur Alexandre 1er), il part avec sa femme en Europe, il revient. Catherine a trois ou quatre amants, se dispute plusieurs fois avec Potemkine, gagne une guerre, prend la Crimée, et s’y rend pour retrouver Potemkine. Sur les 56 minutes que dure cet épisode, on recense 28 scènes différentes, soit une toutes les deux minutes. Il s’est passé tellement de choses dans la vie personnelle de Catherine qu’on n’a même pas vraiment le temps de s’intéresser à sa politique intérieure ou extérieure, à part un petit conseil avec ses ministres, mais qui est surtout l’occasion de montrer une héroïne privée de tout bon sens, qui remercie son ministre de la guerre en savourant son sale coup pour mettre son amoureux à la place. Ca va un peu vite, et en plus, il est déjà temps de passer au dernier épisode.
Episode 4 : Catherine la vieille harpie : alors que sa succession se trame dans son dos, elle s’accroche au pouvoir et retourne sa veste libérale en brûlant des livres français. Ce dernier épisode comporte 34 scènes en une petite heure, elles durent toutes moins de deux minutes, et on est vraiment dans l’adage « Qui trop embrasse, mal étreint » : il reste trop de choses à montrer, il y a certains aspects dont il n’a pas du tout été question comme sa politique intérieure et culturelle – qu’à cela ne tienne, on va y consacrer quand même une scène. L’événement historique choisi pour sous-tendre l’histoire personnelle de Catherine II est cette fois-ci la guerre russo-turque. Catherine II a beaucoup changé entre cet épisode et le précédent : c’est à présent une vieille dame, plus aigrie, méfiante et versatile que jamais. Une discussion artificielle entre elle et sa meilleure amie la comtesse Bruce résume grossièrement l’évolution politique de l’impératrice : la Catherine libérale et ouverte à la culture du début du règne (on se souvient en effet vaguement d’un discours tout feu tout flamme dans l’épisode 1) est loin. La comtesse Bruce lui reproche de ne plus aimer Voltaire, de ne plus être l’impératrice « pleine d’espoir, de compassion, soutenant les arts et les sciences et montrant au monde ce que les femmes peuvent accomplir » qu’elle était autrefois. Catherine II soupire : « je rêvais de briser des chaînes mais en vieillissant nos choix sont plus restreints ». Hop, emballez, c’est pesé : en vieillissant, elle est, un peu sans raison valable, devenue réac, c’est triste et en plus c’était une femme au pouvoir donc c’est encore plus dommage. Bon. Carrément réducteur, d’autant plus que l’on n’a pas vraiment assisté aux fameuses ouvertures à l’art de Catherine dans la série : où sont la création de l’Ermitage, la visite de Diderot, la correspondance avec Voltaire, le précepteur libéral suisse choisi pour Alexandre ? Certes, on ne peut pas tout caser en quatre heures, mais dans ce cas, il est un peu bizarre de faire à la fin de la série un sujet à partir de ce qui n’en avait pas été un jusque-là. Par ailleurs, le retournement de veste de Catherine est mal expliqué : la Révolution française est à peine évoquée, et on voit donc juste notre impératrice vieillir et, à cause de sa vieillesse semble-t-il, devenir autoritaire et fermée à la culture au point de brûler des livres en rigolant avec son amant.
La série prend donc le parti de présenter Catherine II avant tout comme une femme soumise aux aléas de ses passions amoureuses et de ses sautes d’humeur. Ce faisant, elle vide beaucoup le personnage de son aura, et le spectateur comprend mal comment une femme aussi cyclothymique et méprisée par ses ministres a pu prendre le pouvoir comme elle l’a fait et le garder aussi longtemps. Helen Mirren est brillante dans ce rôle de composition, quoiqu’elle soit un peu âgée (au début du règne, Catherine II a trente ans, et l’actrice près de 75), mais celui-ci nous présente un personnage déformé et souvent caricatural. Dès la deuxième scène du premier épisode, on la voit ainsi arracher des feuilles des mains de son ministre Nikita Panine, et les jeter rageusement au sol en ajoutant « je vous dirais bien où vous pouvez les mettre, mais je ne veux pas être vulgaire » : drôle de comportement pour une Allemande à la tête froide et claire ayant intérêt à garder fidèles ceux sur qui repose principalement son pouvoir encore fragile. Au cours de la série, on la verra régulièrement jeter des papiers par terre avec emportement et se montrer brusquement agressive ou inutilement moqueuse. Ses séances de travail dérapent soit en scène de sexe, soit en crise d’autoritarisme.
L’autoritarisme m’amène à parler d’un thème central dans la série : le pouvoir. On l’aborde de manière très explicite au premier épisode, en présentant notamment les querelles de légitimité, mais si on y prête attention, le thème court dans toute la série. Pougatchev questionne la légitimité de Catherine comme souveraine étrangère (n’oublions pas qu’elle est allemande), et les Russes qui le suivent sont prêts à lui préférer un imposteur russe prétendant être le souverain tué. Ceux qui tentent de faire libérer Ivan VI sont prêts à préférer un jeune homme aux facultés mentales très altérées, mais descendant de la famille Romanov. Le propre fils de l’impératrice, Paul, conspire souvent avec divers personnages pour contester la légitimité de sa mère.
Catherine est une mordue de pouvoir, et si ses crises le symbolisent d’une manière qui la rend un peu ridicule, on peut relever d’autres éléments plus intéressants. Par exemple, plusieurs fois dans la série, on entend cette réplique : « Sans moi, tu ne serais rien. », et ce n’est pas toujours elle qui la dit. La première fois qu’on l’entend, c’est même son premier amant, Grigori Orlov, celui qui l’a aidée à faire son coup d’Etat, qui lui dit à elle. On entend ensuite Catherine dire la même chose à Grigori Potemkine. Les personnages se renvoient cette question à tour de rôle : qui mérite le pouvoir, qui le met en danger ? Et souvent, l’accent est mis sur sa fragilité. J’ai parlé plus haut de cet épisode où l’on ne trouve qu’une seule scène qui ne soit pas de l’histoire personnelle ou familiale : cette scène est justement une scène de pouvoir, qui nous montre Catherine remercier son ministre de la Guerre, et élever Potemkine à cette place de gloire – tout ça pour lui démontrer, un peu plus loin, qu’il y est en fait d’autant plus fragile que « sans elle, il ne serait rien ». Le seul qui est à peu près assuré de régner est semble-t-il Paul, fils unique de Catherine – et même lui, il n’est en fait pas assuré de monter sur le trône : tout l’objet du 4e épisode est de montrer ce que trame sa mère pour le destituer au profit de son petit-fils, Alexandre.
Qu’est-on censé retenir du personnage après avoir vu la série ? De toute évidence, ce qui est mis en avant, c’est son histoire d’amour avec Potemkine. L’officier est très bien interprété, la romance est réaliste, et on s’y attache ; on voit Catherine perdre la tête pour Potemkine, et c’est la réalité historique : leur correspondance atteste qu’elle lui écrivait plusieurs fois par jour, l’appelait son mari, son chiot, son dieu, et j’en passe, rampait à ses pieds dès qu’il se mettait à bouder ou lui en vouloir de quelque chose (il était lui-même très instable émotionnellement). En revanche, Catherine II était une passionnée de politique et d’affaires de l’Etat, elle était fine et décidée, elle a mis son nez dans tous les ministères pour tout régenter, réorganiser, créer, européaniser. En cela, elle se voulait l’héritière de Pierre le Grand, ce dont il n’est jamais question dans la série ; on voit bien un portrait de l’illustre autocrate se promener de salle en salle comme je l’ai évoqué, mais il n’y est jamais fait directement allusion. Catherine II a quand même élevé à sa gloire une statue célébrissime en Russie, où il est représenté sur un cheval se cabrant, et au pied duquel elle a modestement écrit « à Pierre Premier, Catherine Deuxième », marquant une continuité directe avec l’œuvre du réformateur. Seul son discours inaugural sert de vague indication à sa volonté de tout bousculer. Dans le reste de la série, on la voit surtout aux prises avec des ministres qui l’ennuient ; ses décisions sont souvent irréfléchies, ou, quand elles le sont, elles viennent de Potemkine (la prise de la Crimée par exemple). Rien sur sa réforme de l’éducation, la charte de la noblesse, le musée de l’Ermitage, ses lectures, la création de l’Académie des Beaux-Arts : la Catherine de la série n’existe qu’à travers son histoire d’amour et ses sautes d’humeur.
L’ensemble est pourtant plutôt bien documenté, et ceux qui connaissent bien la vie de l’impératrice retrouveront avec plaisir nombre de détails authentiques (oui, sa meilleure copine testait les futurs amants au lit pour vérifier leurs performances ; oui, Potemkine, bien que borgne, n’a jamais voulu porter de bandeau sur l’œil abîmé), de répliques historiques (oui, Potemkine a bien dit, en croisant l’amant qu’il détrônait dans l’escalier secret menant chez Catherine : « On dirait que vous descendez, et que je monte », bam). Côté visuel, les esthètes seront comblés par les décors et costumes somptueux.
En revanche, il y a plusieurs fois de sérieux problèmes avec l’âge des personnages. Dans le premier épisode, le fils de Catherine II est censé avoir moins de dix ans, et il en a, dans la série, déjà une vingtaine, ce qui lui permet d’ailleurs de râler contre sa couronne prise en otage. Dans le dernier épisode, c’est l’inverse qui se produit avec Alexandre 1er, le fils de Paul et petit-fils de Catherine II : représenté comme étant un petit garçon de huit ans à la mort de l’impératrice, le futur souverain en avait en réalité déjà vingt et était même marié.
La série, qui a voulu mettre l’accent sur une Catherine II femme de cœur plutôt que femme de tête, tourne donc en rond avec un personnage dont on sent pourtant le potentiel éclatant. Le cours de l’Histoire permet de faire rebondir l’intrigue, et encore, les événements sont réduits au strict minimum (rien sur le partage de la Pologne ou les démêlés avec la Suède), et on a du mal à suivre les années qui passent. En bref, la série s’enferme sur une image d’Epinal de Catherine II : une souveraine qui n’en fait qu’à sa tête, menant d’une main de fer un pays mythique et hostile – bref, la Russie comme on a l’habitude de la voir peinte.